Pascal Tessaud, jeune cinéaste autodidacte, auteur de plusieurs courts métrages et de documentaires sur la culture et la musique urbaine, nous parle ici de Brooklyn, son premier long métrage de fiction présenté à l’ACID cette année à Cannes. Histoire d’une jeune rappeuse suisse, Coralie, débarquant à Paris pour essayer d’y faire carrière, Brooklyn n’est pas le récit d’un talent émergeant de la rue pour rejoindre les étoiles. Subtil, loin des stéréotypes, il dresse des portraits forts d’individus complexes et émouvants, incarnés par des comédiens non professionnels qui se donnent sans compter. KT Gorique, 22 ans, interprète de Coralie, est notamment éblouissante. Via son histoire et celle de ceux qu’elle rencontre, Pascal Tessaud dépeint une dimension de la vie des quartiers (ici, Saint Denis) telle qu’on la voit rarement au cinéma. Autoproduit, tourné avec des proches, avec peu d’argent mais beaucoup de désir, riche d’une culture métissée, Brooklyn séduit par la liberté de son ton, sa tendresse, la justesse et fraîcheur du regard que le cinéaste porte sur son histoire, ses personnages, son pays.
Dans la lignée d’un certain mouvement de cinéma urbain, Brooklyn peut-il se définir comme un film guérilla ?
J’ai réalisé quatre court-métrages, dont La Ville Lumière, qui a eu une belle carrière en festivals (Grand Prix à Reelworld de Toronto 2014). J’ai mis quatre ans pour pouvoir faire ce film car il était assez ambitieux en termes de moyens. C’est douloureux d’attendre aussi longtemps. Je ne voulais pas faire pareil pour mon premier long-métrage. J’ai donc décidé de faire un film guérilla dans la continuité de ce que j’avais aimé notamment à l’ACID, Donoma, Rue des cités, ainsi que Rengaine à la Quinzaine, et African Gangster. Les auteurs de ces films-là sont des amis, on fait partie d’un même mouvement de cinéma urbain.
J’ai réalisé quatre documentaires pour la télévision sur la culture urbaine. J’aime beaucoup la musique, le rap, le hip-hop, j’avais envie de faire un film avec l’énergie qu’elle dégage. Les films de mes amis m’ont évidemment poussé à me lancer, ça désacralise l’accès au cinéma. J’ai grandi dans un milieu ouvrier, en banlieue. Dans ces conditions, on s’interdirait presque d’envisager de faire du cinéma, pour ne pas être perdre ses illusions. Il y a un complexe d’infériorité quand on a grandi en banlieue par rapport aux arts. Quand on voit la fierté de ces films qui se font sans argent et qui sont si libres, quand on voit à l’écran ces gens métissés qui nous ressemblent, qui ont du talent, de la gouaille, on a envie de participer à cette transformation de l’image, de la jeunesse, et de ne pas demander l’autorisation pour faire.
Pouvez-vous nous parler de la rencontre avec KT Gorique ?
J’ai développé le traitement de Brooklyn lors d’un atelier d’écriture à Saint-Quirin, en Lorraine. Au départ, le protagoniste était un homme. Les intervenants de l’atelier m’ont poussé dans mes retranchements et m’ont conseillé de changer le sexe du personnage. Je me suis donc dit qu’il serait original de faire un film sur un personnage féminin dans un milieu hip-hop masculin, à l’instar du téléfilm De l’encre de La Rumeur. Mais j’avais envie de faire mon film différemment, à la lisière du documentaire et de la fiction. J’aime beaucoup les films hip-hop : 8 Mile, Slam, Notorious, Brooklyn Babylon, et les films musicaux aussi, Control, New York New York, Ray, Walk the Line… Mais je n’aurais pas fait le film sans flasher sur KT Gorique, c’était la condition sine qua non pour réaliser Brooklyn, et j’ai flashé sur KT.
J’ai fait mon casting parmi les gens que je connaissais, qui vivent dans ma ville, Saint-Denis. Pour trouver l’interprète de Coralie-Brooklyn, j’ai cherché pendant quatre mois, j’ai été à tous les concerts de filles, et je regardais sur Internet. C’est très facile aujourd’hui de faire le tour de toutes les artistes rap de France via Youtube. J’ai contacté celles qui m’intéressaient le plus, mais ça n’a rien donné. Deux mois avant le début prévu du tournage, je n’avais toujours pas ma comédienne. J’étais désespéré, je passais mes nuits sur Internet. Et un jour, je suis tombé sur une vidéo d’un show de KT Gorique au championnat du monde de free-style, « End of the Weak », à New York. J’ai été subjugué par cette fille toute petite au milieu de grands rappeurs américains. Elle rappait en français à New York et elle est devenue championne du monde là-bas ! J’étais étonné de ne pas la connaître, c’est parce qu’elle est suisse. Je l’ai contactée sur Facebook, je suis allé la voir en Suisse, on a fait des essais – c’était une évidence que Brooklyn c’était elle. Elle n’avait jamais joué. Par chance, elle était étudiante, donc en vacances en août où j’avais prévu le tournage – puisqu’il s’est fait avec des jeunes. Elle a pu venir deux mois à Paris.
« Ce qui m’intéresse, ce sont les acteurs »
Pendant un mois, nous avons fait des répétitions intenses, tous les jours, pour la préparer psychologiquement à tenir. Elle a 22 ans, c’était très lourd à porter sur ses épaules un rôle principal où elle est dans tous les plans. On a travaillé dur selon des techniques classiques de théâtre, confiance, écoute, toucher, exercices avec des obstacles… Pour des non-professionnels, l’essentiel c’est la confiance, d’enlever la peur de mal faire, prendre des risques tout en prenant du plaisir, donc on travaille beaucoup sur la respiration. Le film s’est fait là, lors de ces répétitions, à Saint-Denis tout le mois de juillet avec tous les comédiens. On a pris du temps pour être tous ensemble, apprendre à se connaître, prendre confiance, atténuer la peur qu’engendre le fait de faire un film.
Je n’avais écrit qu’un traitement détaillé, tout le reste est improvisé. Les acteurs doivent amener leur personnalité pour coller le plus au réel de la situation. On a modifié des choses, qui étaient des idées. Quand on les incarne, on se rend compte qu’il faut les changer. Les acteurs étaient investis et défendaient leurs personnages. Et à partir de là c’était gagné, ils étaient dedans, ils prenaient du plaisir, on a vraiment fait un film ensemble. J’aime tous ces grands cinéastes qui laissent le réel entrer dans la fiction : Loach, Renoir, Carpita, Pialat, Kechiche, tous ces grands directeurs d’acteurs, qui amènent de l’imprévu et du hasard. On filmait ces répétitions pour faire comprendre aux acteurs qu’on ne faisait pas du théâtre mais une chorégraphie avec la caméra. Ça m’a aussi permis d’évaluer comment filmer.
Par exemple, une tête n’est pas symétrique, nous ne sommes pas parfaits. Un angle peut donner un côté angélique et un autre côté scarla. Avec une petite caméra, même mauvaise, on peut découvrir la singularité de chaque acteur et savoir comment le filmer. Il y a pas mal de gros plans dans mon film, j’avais aimé ceux de Kechiche dans La Graine et le mulet, ceux de Cassavetes, de Rengaine… La mise en scène, c’est bien, mais moi ce qui m’intéresse, ce sont les acteurs.
J’ai demandé à KT d’écrire des textes avec des thématiques précises par rapport aux séquences. Je lui demandais d’utiliser certains mots, très importants pour moi, très précis. Ce n’est pas facile pour un rappeur d’accepter qu’on entre dans son univers, mais je lui ai expliqué que ça n’était pas elle qui rappait mais Coralie, et que Coralie c’était la rencontre entre elle et moi. Elle a énormément donné. Elle me faisait confiance, et je lui faisais confiance. Ces textes n’existent que pour le film, excepté le free style qui existait déjà, et le générique de fin. Pour les morceaux des autres, on a fait une mise en abîme, des ateliers d’écriture avec Blade MC qui joue Toni, l’un des éducateurs de l’association dans le film. On a organisé de vraies séances d’écriture. Les rappeurs ont écrit pendant les répétitions, ce sont pour la plupart ces textes qu’ils disent dans le film. Je filmais les séances pour les habituer à cette présence, c’est ce qui donne cet aspect documentaire à Brooklyn. Les jeunes comédiens se sont habitués à la présence de la caméra naturellement.
Comment aller au bout de sa passion dans un monde où il faudrait mettre ses rêves de côté et être raisonnable ?
Coralie est une étrangère qui arrive en banlieue parisienne, elle porte un regard extérieur à ce monde. Le film pose la question suivante : comment trouver sa place dans cette société quand on a 20 ans ? Dans une société où il faut mettre ses rêves de côté parce que c’est la crise, parce tout est bouché à l’horizon, parce qu’il faut être raisonnable. Il montre une façon possible d’aller au bout de sa passion, de galérer sans abandonner et d’y croire. Mes personnages essaient de trouver leur place, modestement. Je voulais montrer aussi comment des gens leur tendent la main, des éducateurs qui ont toujours la gnaque. Je n’avais pas envie de raconter l’histoire d’un personnage à l’américaine du classique « way to fame », qui veut réussir dans la musique, mais celle d’une association musicale où il y a des passeurs. Brooklyn raconte une rencontre avec des passeurs, des anonymes, en banlieue parisienne, qui sont des gens que j’admire et qu’on ne valorise jamais.
La télévision, le cinéma, montrent souvent des clichés, l’échec, la violence, l’autodestruction, des choses dégradantes. On ne montre pas assez les petites choses du quotidien qui ne sont pas assez spectaculaires pour faire le buzz mais qui pour moi transforment la vie des gens. Toni et Yazid sont aussi importants dans le film que Brooklyn. Mon film est une réflexion sur la réussite, et il nourrit l’utopie qu’on peut apporter quelque chose à quelqu’un. Qu’est ce que réussir ? Être riche ? S’épanouir de façon amateur en ayant un petit boulot à côté ? C’est dur pour Coralie d’être précaire, d’être cuisinière dans une association, d’avoir une chambre chez une grand-mère. Mais elle est déterminée. Elle n’a pas le choix, et ce petit boulot lui permet d’avoir un toit et de continuer à écrire. Ce film est un autoportrait. Venant d’un milieu ouvrier, en banlieue, j’ai fait beaucoup de petits boulots et lutté pour faire des films et ça m’a pris dix ans avant de passer au long métrage.
Le film peut-il se voir comme un hommage au rap, à l’art pauvre, un film métissé ?
Ce film est un hommage à tous les artistes périphériques qui ne sont pas bien nés. Coralie est angoissée parce qu’elle a un rêve et qu’elle n’est pas sûre de l’atteindre. Mais elle y croit. Les projections à Cannes nous ont montré que les gens sont touchés par la foi de tous ces personnages, leur nécessité de faire même s’ils ne savent pas où ça va aller. Mon film n’est pas uniquement sur le hip-hop. Évidemment, je voulais rendre hommage à cette musique en ce qu’elle ouvre au monde. Ce sont les rappeurs, avec qui j’ai grandi qui m’ont donné envie de lire des livres – alors qu’on dit toujours que ce sont des analphabètes. Akhenaton, MC Solaar, Chiens de paille, Fabe, Scred Connexion, Assassin, Casey, La Rumeur, Iam, NTM… m’ont fait aimer les mots. Ce sont des poètes, ils ont été des passeurs pour moi, pour accéder à la grande littérature, oser lire des livres.
Le rap représente quelque chose d’énorme dans l’imaginaire collectif en France et de totalement sous-estimé par les élites arrogantes. Il y a aussi des réflexions dans les textes, un grand engagement politique pour certains. Dans Brooklyn, je voulais montrer comment le hip-hop peut nous emmener ailleurs, nous faire grandir. Ce n’est pas qu’un film pour les jeunes de banlieue qui écouteraient cette musique. N’importe qui peut être touché car c’est un film initiatique où l’on grandit. C’est aussi un film sur le besoin de s’exprimer. Nous sommes dans une société où il est difficile de s’exprimer. À l’école, on nous castre l’esprit en nous disant qu’on n’est jamais à la hauteur des grands auteurs. La culture en France nous écrase de son passé glorieux. La culture hip-hop vient d’en bas, pas d’en haut, on désacralise la culture et la création, le hip-hop est une culture prolétaire vivante.
Pour mon film, je voulais être au cœur d’une association, au quotidien, auprès de gens qui ont besoin de s’exprimer. Je trouve que la culture hip-hop amène de la fraîcheur à la culture française. Voilà pourquoi ça s’appelle « Brooklyn », c’est un imaginaire étranger à la France qui métisse la culture. Ça n’est pas un film français, c’est un film métissé universel, comme le hip hop. Et donc raccord avec ce que je suis et ce que j’ai envie d’amener en France pour faire changer les lignes : qu’il n’y ait pas toujours une haute et une basse culture. Le hip-hop est un art accessible ancré dans le réel, on n’a pas besoin d’argent pour en faire, il suffit d’écrire sur des feuilles, de danser dans la rue, de graffer sur des murs ou des trains, de beatboxer, etc. C’est un art pauvre. Nous aussi, on a fait un film avec des appareils photos sans thune, on n’a pas demandé d’autorisations pour le faire. Et nous retrouver à Cannes prouve que tout est possible : si on a la foi en ce qu’on fait, en ce qu’on veut faire. Il faut juste faire des choses nécessaires qui viennent des tripes et du cœur.