Cette année, la Quinzaine connaît un double changement d’identité : d’abord de nom, puisqu’elle devient la Quinzaine des cinéastes, puis de ligne éditoriale, avec l’arrivée d’un nouveau comité de sélection dirigé par Julien Rejl. Sans langue de bois, le délégué général a répondu à nos questions et aux critiques qu’a pu susciter l’annonce de sa sélection. Tournée dans son ensemble vers des auteurs moins identifiés, cette dernière fait la part belle aux premiers ou deuxièmes films.
Comment résumerais-tu la nouvelle ligne que tu souhaites insuffler à la Quinzaine ?
Je vais commencer par-là : à l’issue de la conférence de presse, les premières réactions ont porté sur la dimension soi-disant « radicale » de la sélection, ce qui m’a un peu amusé. Il y a deux choses : si l’on considère que mon geste est radical, dans le sens où on opère un retour aux racines de la Quinzaine de la fin des années 1960, toutes proportions gardées, bien sûr, alors oui, je comprends l’adjectif. Si la question est en revanche de qualifier les films de radicaux, alors non. J’ai fait le choix manifeste, et c’était d’ailleurs quelque part un mot d’ordre que j’ai donné aux membres du comité de sélection, de privilégier le défrichage, la découverte, en mettant au centre de cette prospection la recherche de nouvelles langues cinématographiques. C’est un peu pompeux de le dire comme ça, car au fond, il n’y en a pas tant que ça, de « nouvelles langues ». Le contexte n’est pas le même que dans les années 1960. Cela étant dit, je rentre dans un film grâce à la manière dont une scène est découpée ou les séquences montées ensemble, par certains choix de structures narratives, etc. Tous ces éléments témoignent de la personnalité d’un auteur. C’est cela que nous avons mis au cœur de notre travail. Quand je parle de « découverte », cela implique de réenvisager la Quinzaine comme ce qu’elle était à l’origine, c’est-à-dire une contre-programmation. Ce qui ne veut pas forcément dire que nous nous opposons à d’autres sélections, mais qu’on essaie de se démarquer en termes d’identité et de ne plus marcher sur les mêmes plates-bandes.
Sur ce point, la démarche de mettre en avant de nouveaux films et de nouveaux cinéastes soulève tout de même une question : plusieurs sélections cannoises, certes très différentes, se donnent en apparence le même objectif. La Semaine de la critique, Un certain regard (depuis le recentrage opéré en 2021) et même, dans une certaine mesure, l’ACID, ont comme horizon commun de sélectionner des premiers ou deuxièmes longs. Qu’est-ce qui distingue selon toi cette nouvelle mouture de la Quinzaine ?
J’apporterais une nuance à ce que tu viens d’évoquer : certes, un certain nombre de sélections privilégient des premiers ou des deuxièmes longs (ou exclusivement, comme c’est le cas de la Semaine) ; certes, on est tous à la recherche de nouveaux talents et de cinéastes. Mais il y a aussi la question de la méthode. Où va-t-on les chercher en priorité ? Je ne parle pas pour mes pairs de la Sélection officielle, de la Semaine de la critique ou de l’ACID. En ce qui me concerne, même s’il ne s’agit pas d’aller contre le marché, j’ai été dès le départ habité par la croyance qu’il était encore possible d’aller chercher des foyers de créativité, des cinéastes indépendants de tous réseaux et systèmes de financement, plus inattendus et moins formatés que les films dont le développement passent par les marchés de coproduction, les workshops, les commissions d’avances sur recettes et d’aides aux cinémas du monde, etc. Ces projets-ci sont déjà identifiés par l’ensemble du marché et se retrouvent dans les pronostics cannois et d’autres grands festivals internationaux. Je ne dis pas que j’ai travaillé « contre » cette tendance, mais j’ai en tout cas essayé d’aller au-delà. Et en allant au-delà, tout en suivant nos goûts, notre exigence de cinéphile, etc., on s’est rendu compte que la majorité des films sélectionnés était passée sous les radars de ces têtes défricheuses. Quand bien même il existe trois sélections à Cannes qui se donnent pour mission de découvrir de nouveaux talents, si on affine plus précisément ce que chacun fait, le travail opéré par la Quinzaine est différent.
Ta réflexion renvoie plus largement au rôle que doit jouer une sélection : est-ce qu’elle doit représenter un état de la production mondiale [Rejl fait non de la tête] ou au contraire dénicher de nouveaux réalisateurs ? Historiquement, on pourrait arguer que la Quinzaine remplit aussi son rôle de « contre-programmation » en accueillant des cinéastes ou des films qui, pour une raison ou une autre, ne trouvent pas (ou plus) leur place dans la Sélection officielle. Sans aller très loin, c’est le cas de Val Abraham d’Oliveira, dont est tirée l’affiche de l’édition 2023. Mais on peut également penser à Tetro de Coppola, à Bug de Friedkin…
Bien sûr, je n’ai d’ailleurs jamais dit que je fermais la porte à de grandes signatures. J’ai simplement précisé, là aussi en guise de déclaration d’intentions, que notre première mission était d’aller chercher de nouvelles écritures. En soi, rien n’empêche le retour de cinéastes confirmés à la Quinzaine, c’est au contraire bienvenu. Mais il faut tenir compte de deux choses : d’abord, les œuvres. On procède au cas par cas. Tetro est un bon exemple : il s’agit d’une œuvre personnelle, qui marque en plus le retour d’un cinéaste. Est-ce que le film était mieux en Compétition ? Ou Coppola, n’ayant plus rien à prouver, ne trouvait-il pas davantage sa place dans une certaine famille de cinéastes et une certaine tradition cinéphile qu’incarne la Quinzaine ? C’est ce qui s’est passé aussi avec Skolimowski pour Quatre nuits avec Anna ou effectivement Bug de Friedkin.
Ensuite, la deuxième donnée à prendre en considération est ce phénomène, relativement récent, que j’appelle « de marché » et qui s’est accéléré : des films, qui étaient dans les starting-blocks de la Compétition, se voient soudainement fermés la porte de l’Officielle et s’adressent à nous à la dernière minute. On n’est plus du tout dans le même cas de figure. Cela m’est arrivé cette année. Encore une fois, il ne s’agissait pas pour moi de poser une pétition de principe et de dire « non », mais il faut être pragmatique : cette situation arrive à la fin d’un processus de sélection, après avoir vu un certain nombre de films. Subitement, des poids lourds frappent à notre porte et nous demandent de trouver un espace pour eux. Dans un premier temps, il faut voir les films concernés. Certains ont été montrés avant la conférence de presse de Thierry Frémeaux, d’autres après. Et puis, on peut tout de même se poser la question de la légitimité : de quoi véritablement est-on en train de parler ? Est-ce qu’on nous propose des films parce que cela fait sens au regard de ce qu’est la Quinzaine, ou est-ce qu’on est juste en train de répondre à une demande du marché qui consiste à dire : « j’ai besoin d’une place à Cannes » ? S’il s’agit de la deuxième option, je considère que ce n’est pas mon travail. J’ai pourtant été distributeur [NLDR : chez Capricci], je sais ce que représente le fait d’avoir un film à Cannes, je sais comment cela peut changer sa trajectoire, mais maintenant, je suis sélectionneur. Et encore une fois, au sein d’un espace qui à l’origine se voulait être une contre-programmation indépendante du marché. J’essaie donc d’être fidèle à une ligne, mais aussi à ma propre cinéphilie. Cette année, j’ai invité des cinéastes qui ont préféré rejoindre la Sélection officielle. Parallèlement, on a aussi répondu non à des grands noms qui correspondent moins à la ligne de la sélection ou dont les derniers films nous ont semblé moins innovants.
C’est un parti pris qui quelque part se justifie d’autant plus avec l’existence d’une sélection comme Cannes Première, grâce à laquelle l’Officielle peut désormais aménager un espace pour des grands noms en dehors de la Compétition.
Il est vrai que l’on pourrait dire, après coup, que ce que j’ai dessiné cette année vient justifier l’existence de Cannes Première. Tant mieux, si cela peut permettre aux sélections de travailler de manière presque étanche. Pour cette édition, je me suis retrouvé assez rarement en concurrence avec l’Officielle ou la Semaine. Et ce de manière naturelle : cela signifie peut-être qu’il existe véritablement trois sections parallèles, qui font chacun leur travail.
Au cœur de l’embouteillage
Concrètement, comment ce travail s’organise-t-il ?
C’est un exercice, en tout cas pour Cannes, extrêmement compliqué et chronophage. Le calendrier est le suivant : avant le 1er novembre, date d’ouverture des inscriptions, je me renseigne sur des films qui auraient été rejetés par d’autres sélections, comme celles de Locarno ou de Venise, et je me positionne tout de suite si jamais je suis intéressé. Entre début novembre et fin janvier, on reçoit régulièrement des films, mais sans intensité particulière. Le comité de sélection se réunit pour discuter de ce que chacun a vu, séparément, grâce à des liens de visionnages que nous nous partageons – à ce stade, c’est avant tout sous cette forme que l’on a accès aux films. On nous montre aussi certains titres destinés à Berlin, ce qui implique de se positionner sur ceux qui peuvent nous intéresser. « Se positionner », cela ne veut pas nécessairement dire oui ou non, mais plutôt d’encourager les films à tenter leur chance, sans que leur sélection soit garantie, car on n’a pas encore une vue d’ensemble sur certains profils (les films français, par exemple), pour prendre une décision définitive. Et puis les choses s’accélèrent à partir de la Berlinale. L’Everest commence à s’esquisser devant nous et le rythme ne cesse de s’intensifier jusqu’à la conférence de presse. On reçoit trois quarts des films inscrits en un mois et demi. Du matin au soir, le comité est en salle de projection, mais à côté de cela, il faut continuer aussi à voir les liens que l’on reçoit. Pour y parvenir, j’ai été contraint de diviser les tâches au sein du comité selon un principe de rotation : chacun a pu à tour de rôle accéder à la salle de projection tandis que les autres se concentraient, individuellement, sur les liens.
Idéalement, il faudrait que le comité puisse voir les films ensemble, puis en discuter à la fin de chaque projection et que l’on dessine au fur et à mesure la sélection. Hélas, ce n’est pas comme cela que les choses se passent. L’embouteillage est tel que c’est impossible. Cela signifie qu’on peut passer à côté d’un film. Même si j’ai demandé au comité de regarder à la fois du court et du long, car j’estime qu’il n’y a pas deux lignes éditoriales mais une seule, cela implique aussi qu’on est tout de même obligés à un moment de se partager la charge de travail. Certains regardent plus de courts et d’autres davantage de longs. On ne peut pas faire autrement, même si je crois que, dans ces conditions difficiles, on s’est acquittés de notre travail avec exigence et professionnalisme.
Et comment se décide la sélection effective des films ?
Entre cet embouteillage et le contexte spécifique de Cannes, on ne peut pas procéder comme dans un festival classique, en « short-listant » progressivement les films et en actant nos choix à partir d’une vue d’ensemble claire sur tout ce qui nous a été montré. C’est ici impossible : à partir de janvier, les films sont mis en concurrence. C’est-à-dire que si je ne me positionne pas sur un film, il peut se retrouver la semaine suivante à Un Certain Regard, en Compétition, à Berlin ou je ne sais où. Tandis que mon comité de sélection voit des films et les défend selon ses goûts, mon travail, en tant que délégué général, est de prendre du recul. Je n’ai pas le temps de savoir si je suis en train de faire une cartographie mondiale de la production ; je me demande plutôt quel geste de mise en scène singulier, indépendamment du reste, je prends dans la sélection. À un moment, on fait un pari : je prends, ou je laisse ? Si je veux prendre un film, je dois convaincre son équipe. Et si je réussis (et que la parole donnée est respectée, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas dans ce métier), je le sélectionne. Mais une fois que tu as posé une première pierre, cela va forcément influencer le choix de la deuxième ou de la troisième que tu choisis pour monter ta programmation. C’est-à-dire que si, après avoir choisi un film en particulier, j’en vois trois autres derrière qui sont plus ou moins du même continent ou qui partagent une thématique commune, etc., je ne vais plus les considérer de la même façon. Si j’en prends un second sur une ligne voisine, je sais ensuite que c’est fini : il faudra débroussailler ailleurs. Le travail de sélection, en plein milieu de cet embouteillage pharaonique, consiste à poser des pierres, des jalons. Je ne crois pas que mon travail soit celui de rendre compte d’un « état de la production mondiale », pour revenir à l’une des précédentes questions, mais de dessiner une ligne éditoriale.
Et cette ligne se construit de manière dynamique, dans un temps relativement étiré.
Oui, de manière très dynamique. Je distingue deux moments qui ne sont pas séparés dans le temps mais qui, intellectuellement, le sont : le temps de la prospection et le temps de sélection. Même s’il se croisent dans la réalité, ce sont deux approches différentes. Au moment de la prospection, tu te dois, en tant que sélectionneur, de couvrir tous les continents, formats, genres, etc. J’ai besoin de savoir, en termes de production, ce qui se fait. Mais ça, c’est ma prospection. J’ai fait mon travail d’aller à la recherche de ces films, je les ai identifiés, je sais ce qui se passe. Vient ensuite la sélection à proprement parler – c’est un peu schizophrénique, mais c’est ainsi. Tout en ayant conscience de cet état de la production, il ne reste alors plus que des gestes qui doivent dessiner la sélection et la ligne. Au sein de cette diversité, il faut prélever des singularités qui ne doivent pas être réduites à leur catégorie, nationalité, ou ce qu’ils peuvent représenter.
De la critique
L’une des caractéristiques saillantes du comité de programmation est le nombre de critiques qui s’y trouvent et la diversité des profils (Jean Narboni, Hervé Aubron, Daniella Shreir, etc.). Quel rapport entretiens-tu avec la critique ?
Un rapport très personnel. Je suis moi-même une espèce de critique avorté. J’ai grandi en écrivant quelques papiers dans les différentes revues ou fanzines des écoles que j’ai fréquentées et j’avais la velléité, à un moment, de devenir critique. Je ne me voyais pas cinéaste, je lisais énormément de critiques et, par d’autres voies, je me suis aussi plongé dans une approche très psychanalytique du cinéma. Ces différentes sources d’intérêt se sont quelque part réunies dans ma découverte des Cahiers du cinéma de la fin des années 1960, dont Jean Narboni faisait notamment partie, qui avaient une approche très lacanienne.
C’était aussi le cas de Pascal Bonitzer.
Oui, j’ai d’ailleurs coordonné le recueil de textes (NDLR : La vision partielle) de Pascal Bonitzer publié chez Capricci. Son approche de la critique a été très importante pour moi. Comme celle de Narboni, de Daney, d’Oudart… Cette manière de lier critique et théorie caractérise mon rapport au cinéma depuis mes vingt ans. Avant, j’avais un rapport aux films plus direct, sensuel, spontané, que j’ai perdu. Et que je n’ai jamais retrouvé.
Tu sembles dire cela avec un peu de regret.
Oui, bien sûr, parce que je ne peux pas m’empêcher de remarquer que lorsque je découvre un film au cinéma, j’ai toujours un discours dans ma tête en même temps que je le vois.
C’est une maladie de critique, ça.
Voilà, tu as ta réponse. J’aime le discours et l’approche critique, qui ont nourri ma cinéphilie. J’en reviens à la question du métier de sélectionneur. Au départ de ma réflexion, j’avais le sentiment que le geste de programmateur dans les grands festivals internationaux avait tendance à s’uniformiser. C’est-à-dire que l’on retrouve soit un cinéma très thématique, social, avec le sujet comme primat, soit à l’inverse, des cinémas très formalistes, intellectualisant et à la limite de l’expérimental. Or j’ai l’impression que ce qui m’a nourri, en tant que jeune cinéphile, n’était ni l’un ni l’autre, ou peut-être un mélange plus équilibré des deux, qui me semblait aujourd’hui moins représenté. C’est pour ces raisons que j’ai pensé que je me sentirais mieux entouré entre autres de critiques (car ils ne le sont pas tous dans le comité de sélection), plutôt qu’uniquement de programmateurs de festivals.
C’est aussi une façon pour moi, ou du moins un pari, de réinscrire la ligne de la Quinzaine dans une certaine tradition de la cinéphilie. Je n’ai pas choisi n’importe quels critiques : Muyan Wang, par exemple, était proche de Pierre Rissient, qui n’était pas « cahiériste », au sens propre, mais mac-mahonien. Pierre a été très formateur pour moi dans la conception de l’approche de la découverte en festival. Hervé Aubron et Jean Narboni, évidemment, ce sont les Cahiers. Daniella Shreir représente quant à elle une nouvelle génération de critiques, avec en plus des revendications très féministes. Et ça, je crois que j’en avais également besoin, d’une part parce que je souhaitais que le comité soit paritaire, et d’autre part car je ne voulais pas rater le coche d’une nouvelle génération qui n’est pas la mienne. Il fallait faire entrer de nouveaux regards. C’est aussi pour cette raison que j’ai proposé à Agathe Bonitzer de nous rejoindre : ce n’est pas parce qu’elle est comédienne, mais plutôt parce qu’elle est connectée, notamment en intervenant au sein du collectif La Clef, à une nouvelle génération qui essaie de faire vivre le cinéma en salle. Jean-Marc Zekri et Caroline Maleville viennent quant à eux de l’exploitation. Le travail de programmation en festival n’est pas en vase-clos ; il ne s’arrête pas une fois l’édition achevée – d’où d’ailleurs le partenariat que nous initions cette année avec des salles d’art et essai où seront projetés les films de la sélection. Si l’on ne comprend pas ce qui se passe dans la rencontre en salle, si l’on n’a pas ce contact direct avec les spectateurs, il manque quelque chose.
J’essaie ensuite de faire travailler ensemble toutes ces individualités. C’est très difficile, car le processus peut impliquer d’aller contre les habitudes des critiques : il faut dévorer des milliers de films, sans temps de digestion. Cela demande beaucoup de remise en cause, mais le résultat final est vraiment au-delà de mes espérances.