À l’occasion des sorties en salle de Noël à Miller’s Point et Eephus, Tyler Taormina, réalisateur du premier et producteur du second, évoque avec nous la place qu’occupe la société Omnes Films au sein du cinéma indépendant américain contemporain.
Comment présenteriez-vous une structure telle que Omnes Films ? Elle semble à la fois relever d’une société classique et d’un collectif.
C’est vraiment davantage un collectif, car il s’agit avant tout d’un groupe de personnes qui s’entraident sur les projets des uns et des autres. Lorsque l’on parle d’une boîte de production, on pense à une société qui s’occupe du financement, or ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons. Jusqu’ici, nous avons procédé de la manière suivante : si l’un de nous veut faire un film, il doit trouver lui-même les moyens de le financer, et nous l’aidons ensuite – même si, dernièrement, nous travaillons plus conjointement sur l’étape du financement. En réalité, on se soutient surtout par la passion sincère et intense que chaque membre du collectif exprime pour le travail des autres. C’est de là qu’on tire notre force.
Cette manière de travailler me fait penser au collectif argentin El Pampero (Mariano Llinás, Laura Citarella, Agustín Mendilaharzu et Alejo Moguillansky), dans le sens où vous travaillez parfois sur vos films, parfois sur les films des autres, en changeant de poste. Carson Lund, le réalisateur d’Eephus, est par exemple aussi votre chef opérateur. Existe-t-il une égalité entre les différents membres d’Omnes ?
Je dirais que oui. Nous formons un groupe de douze personnes, mais nous ne sommes pas tous cinéastes. En revanche, nous fabriquons tous des films, que nous réalisions, nous occupions du son, ou même de la conception graphique. Nous percevons chacun comme un « fabricant de film » (« a filmmaker »). Et nous avons tous le même pouvoir de vote.
On sent en tout cas que les films ont été faits par un groupe qui partage une certaine vision du cinéma, ne serait-ce que parce qu’ils se ressemblent. Par exemple, Noël à Miller’s Point et Eephus se déroulent sur quelques heures d’une journée ou d’une soirée et regroupent chacun plus d’une vingtaine de personnages, en passant de l’un à l’autre sans que l’on puisse parvenir à retenir tous leurs noms.
C’est vrai, mais ce n’est pas concerté ; on ne réfléchit pas ensemble à comment on devrait faire des films. Pour ma part, j’ai opté assez tôt pour une forme que j’appelle « le film écosystème » : la caméra n’y suit pas un protagoniste, mais passe plutôt d’un personnage à un autre. Cela produit une forme d’expérience spirituelle et une sensation de liberté dans la narration que j’ai toujours aimées chez des cinéastes comme Rohmer, Bresson ou Ousmane Sembène. D’autres personnes explorent ce schéma dans le collectif, comme Carson Lund et Alexandra Simpson (NDLR : réalisatrice de No Sleep Till). Ce n’est pas tellement le cas de Jonathan Davies ou de Michael Basta, mais la raison pour laquelle il y a des similitudes entre tous ces films revient à ce que je disais tout à l’heure : elles viennent probablement de notre admiration pour nos travaux respectifs. Plus qu’une question d’influence, c’est le résultat du magnétisme qui nous unit. Nous sommes avant tout des gens, proches depuis longtemps, avec des sensibilités communes. On écoute la même musique, vous voyez ce que je veux dire ?
Concernant cette accumulation de personnages, qui j’imagine peut désarçonner une partie des spectateurs, j’ai toutefois eu le sentiment d’une envie consciente et commune, entre Carson Lund, Alexandra Simpson et vous-même, de s’affranchir des règles officielles de la dramaturgie.
Disons que l’on partage une certaine lassitude de la narration traditionnelle. Si la plupart de nos films préférés relèvent sans doute de ce classicisme dramaturgique que vous évoquez, je crois que nos habitudes cinéphiles se dirigent de plus en plus, du moins en ce qui concerne le cinéma contemporain, vers des films qui testent les limites et les frontières du médium. Le désir d’explorer certains recoins encore inconnus du cinéma nous unit.
Et en même temps, si le cinéma indépendant se construit parfois contre les films mainstream, Noël à Miller’s Point et Eephus sont deux films qui relèvent de sous-genres populaires aux États-Unis : le film de Noël et le film de sport.
Je préfère le préciser d’emblée : nous ne sommes pas des partisans de l’ironie. On n’essaie pas de subvertir ces genres. L’ironie relève pour moi d’un certain élitisme ; c’est une manière froide et détachée de regarder le monde, qui est malheureusement très proéminente aujourd’hui. Mais il y a effectivement un caractère paradoxal à réemployer des codes classiques au sein d’une forme plus radicale. Je pense que c’est lié à notre génération. Nous avons grandi avec ces codes, ces genres, et nous les aimons réellement, mais la vie, et il me semble que c’est pareil dans d’autres pays, semble incomparablement plus dure aujourd’hui qu’elle ne l’était pour les générations précédentes. Ces formes classiques et feel good sont intrinsèquement liées à la simplicité d’une époque, donc on ne peut plus s’en emparer de la même manière. Comment le formuler ? Nous pensions grandir dans un monde post-historique dans lequel la politique n’avait plus d’importance. C’est ainsi que nous avons, en gros, été élevés jusqu’au début des années 2010. L’aspect bicéphale de nos films est le fruit du mélange entre ces souvenirs et le contexte politico-économique actuel.
Nouveau paysage
Ce qui est drôle, c’est que vous réalisez des films que le cinéma populaire américain ne fait plus… Aujourd’hui, si on veut regarder un film de baseball au cinéma, il faut aller voir Eephus, sauf que c’est un film de niche, pas une grosse production avec Kevin Costner.
C’est à la fois très drôle et extrêmement triste. Il y a encore des films de sport et des tonnes de films de Noël réalisés chaque année, mais ce sont désormais presque exclusivement des téléfilms. Je pensais l’autre jour à combien il serait absurde qu’un nouveau film avec un enfant aussi jeune que Macauley Culkin en 1990 puisse être aussi bon que Maman j’ai raté l’avion. Ce serait aujourd’hui impossible.
Il me semble que de nos jours, tous les films réalisés en dehors d’Hollywood sont automatiquement étiquetés comme du cinéma indépendant, même lorsqu’il s’agit de grosses productions. Il existe par conséquent une nouvelle scène qui émerge, que l’on pourrait désigner comme du cinéma vraiment, ou « farouchement » indépendant. Qu’en pensez-vous ?
Je dois déjà dire que je sais à quel point les Français, dont je connais un peu la cinéphilie et la critique, connaissent à peine le cinéma indépendant de ces vingt dernières années. Je sais ce qui est parvenu à traverser l’Atlantique, et ce n’est pas grand-chose. Rembobinons un peu : il existait, à Hollywood, entre trois et cinq studios gigantesques qui constituaient des empires colossaux. Ils existent encore, mais sont de plus en plus concurrencés et remplacés par des entreprises telles que Apple ou Amazon. Ce phénomène s’est accompagné de l’émergence de mini-studios comme A24 et Neon, qui produisent pour beaucoup de gens du « cinéma indépendant ». En fait, ces mini-studios occupent en quelque sorte la place qu’avait The Weinstein Company dans les années 1990, qui était également considéré comme indépendant. Plusieurs mouvements « indie » sont apparus parallèlement à cette nouvelle répartition des cartes, dont le plus important est sans doute le mumblecore, constitué de films sans aucun budget, dont certains ont un peu marché. Quelques cinéastes issus de ce mouvement ont pu ensuite travailler à la télévision ou tourner à Hollywood, comme Barry Jenkins. Il y a eu aussi toute la scène new-yorkaise, avec les frères Safdie et Alex Ross Perry.
En fait, j’ai l’impression que ce qu’on appelait le cinéma indépendant il y a vingt ans n’existe plus vraiment. Il n’y a presque plus de cinéastes comme Kelly Reichardt, qui peut faire des petits films mais avec des stars hollywoodiennes. S’il perdure encore une industrie liée au festival de Sundance, dont le rôle initial a perdu beaucoup de sa pertinence, « l’indépendance » s’exprime désormais au niveau de films comme ceux que vous fabriquez, ou bien des films non distribués en France, à l’image de ceux de Dan Sallitt, ou les premiers Ted Fendt, avec qui nous avions déjà parlé de ces questions dans un entretien.
J’adore Ted Fendt ! Il y a aussi un mouvement des années 2010 qui n’est pas très connu, même aux États-Unis, et que l’on pourrait nommer « cinéma vaporwave », même si l’expression ne résume pas exactement sa nature. Il s’agit d’un mélange très intéressant d’art noble et d’art populaire, dans lequel ont brillé des cinéastes comme Lev Kelman et Whitney Horn, qui ont réalisé le chef‑d’œuvre de ce courant, L for Leisure. Il y a aussi eu For the Plasma de Bingham Bryant et Kyle Molzan, Fort Buchanan de Benjamin Crotty, et bien sûr Diamantino de Daniel Schmidt et Gabriel Abrantes, sans doute le film le plus célèbre de cette vague. Enfin, je ne sais pas s’ils considèrent qu’ils en font partie, mais pour moi, oui. C’est vraiment un mouvement passionnant qui n’a jamais été réellement défini et qui, mis à part Diamantino, est un peu passé sous les radars. Je crois qu’on évolue quelque part dans cette zone, avec juste un peu plus de spectateurs.
À quoi ressemble le futur d’Omnes ?
C’est un moment excitant pour nous car nous avons vécu une année extraordinaire. Il y a eu bien sûr les deux films présentés à Cannes, mais aussi No Sleep Till d’Alexandra Simpson qui a été montré à Venise et Los Capítulos Perdidos de Lorena Alvarado à Locarno. Mais ce n’est pas comme si on s’était tous tués à la tâche l’an dernier, chaque film est le fruit d’un travail au long cours. Nous sommes donc à un moment charnière, avec pas mal d’opportunités à l’horizon. Nos films marchent par ailleurs très bien en Chine, ce qui est pour le moins inattendu.
Avez-vous des projets personnels ?
J’en ai trois en chantier, dont deux « films écosystèmes ». L’un de ces films sera sans dialogues (NDLR : comme Happer’s Comet, le deuxième long de Taormina, encore inédit en France). Il faut juste que j’arrête l’aiguille de la boussole, que je laisse derrière moi la peur et que je me mette au boulot.