À part un grincheux qui objectait : « C’est toujours la même chose » face au recommencement inlassable de la journée de Bill Murray dans la bourgade de Punxsutawney, le public venu voir Un jour sans fin profitait de ce plaisir rare de cinéphile qu’offrent les festivals : découvrir ou revoir des films dans des conditions idéales (grande salle comble, écran pharaonique, belle copie 35mm). Faire qu’un festival soit un lieu de rencontres professionnelles pointues autant qu’une grande fête de la cinéphilie populaire, c’est bien ce que réussit Entrevues, et que n’ont pas démenti la fréquentation en légère hausse par rapport à l’an passé et le succès public de la rétrospective consacrée à Tony Gatlif.
Parallèlement à la programmation thématique Le Voyage dans le temps qui mettait à l’honneur le succès d’Harold Ramis, les vingt-quatre films de la compétition, soit douze courts et douze longs métrages mélangeant fiction, documentaire et expérimental, invitaient à un voyage à travers le monde. Au milieu de l’éclectisme de la programmation, qui, en voguant vers les découvertes du patrimoine (la section « Cinéma et histoire »), les raretés expérimentales (les cartes blanches à la Cinémathèque française et au Centre Pompidou), et le cinéma de genre (les intégrales Satoshi Kon et Kiyoshi Kurosawa), illustrait les versants les plus débridés du cinéma, la compétition faisait figure d’élève appliqué offrant un parcours dans un cinéma très international sans cancre qui plombe la moyenne, ni surdoué avide d’exploser le cadre.
Au bon endroit au bon moment
Exemplaire de cette bonne qualité de l’ensemble, Je suis le peuple d’Anna Roussillon, film plébiscité – chose rare – par le jury présidé par Alain Gomis comme par le public, semble proposer une définition du cinéma documentaire qui consisterait à placer sa caméra au bon endroit au bon moment.
La réalisatrice choisit soigneusement la place d’où elle filme l’Égypte, quelques mois avant la chute de Moubarak, jusqu’à ceux suivant le déclin de Morsi (même si un retour vers la France inopportunément effectué la veille des premières manifestations contre le régime lui ont valu sentiment de n’être pas tout à fait là où il fallait, qu’elle s’empresse de mettre en scène). Non pas place Tahrir, mais à plusieurs centaines de kilomètres du Caire, dans la population paysanne d’un village proche de Louxor. Pas dans l’immédiateté furieuse de la Révolution, mais dans la temporalité longue de l’agriculture, au fil des saisons, qui voient devenir de plus en plus archaïque le matériel agricole déjà vétuste, et naître et grandir les enfants qui représentent bien sûr le point d’horizon des bouleversements politiques qui remuent le pays. Pas uniquement attentive aux réponses que lui adressent ces débutants de la démocratie, mais la cinéaste intègre aussi les questions auxquelles elle les soumet avec insistance. Délibérément inscrit dans un pan du documentaire de création qui entend poser sa caméra face à ceux qui ne bénéficient d’aucune représentation, Je suis le peuple questionne ces hommes et femmes précisément alors qu’expriment leur voix par suffrage pour la première fois. L’apprentissage de la démocratie est bien sûr semé d’embûches et certains témoins jugent que le changement de régime favorise un désordre, une insécurité et une misère qui n’avaient pas cours dans une dictature qui se faisait peu sentir dans la solidarité de voisinage de ce monde rural. Le temps long du tournage et la double nationalité franco-égyptienne de la cinéaste l’amènent à prendre part aux discussions, à opposer une résistance farouche aux arguments plein de désillusion que lui renvoient des Égyptiens habitués à un ordre établi.
Nous reparlerons très prochainement, à l’occasion de sa sortie en salles, de Sud Eau Nord Déplacer d’Antoine Boutet, en partie produit local belfortain, puisque lauréat l’an dernier du prix Film en cours, offrant un soutien à la post-production. En documentant le projet fou qui vise à urbaniser toute une région chinoise en détournant un fleuve de son cours pour irriguer une aire désertique, le film s’inscrit sur les traces du Still Life de Jia Zhang-ke et construit une forme monumentale propre à décrire ce projet pharaonique, ainsi que toutes ses conséquences démographiques, écologiques, politiques. D’étendues de sable à perte de vue, le film se peuple progressivement de corps humains, qui vont même prendre la parole jusqu’à porter une intense contestation.
Les Français de l’étranger
Mais c’est surtout du côté des courts métrages que se nichaient d’heureuses surprises, entre vagabondage, voyage intérieur et arpentage d’un pas décidé, parmi lesquels trois réalisateurs français partis tournés hors de nos frontières.
Le pas décidé, c’est celui de acteurs non professionnels qui parcourent le township de Hillbrow, quartier de Johannesburg, filmé en dix plans séquences par Nicolas Boone. Dix itinéraires mis en place avec son chef opérateur Chris Vermaak comme des chorégraphies d’une grande intensité physique qui représentent tout autant un défi technique, porté par une architecture sonore d’une grande richesse. Revendiquant très directement l’inspiration du Elephant d’Alan Clarke, cette traversée de Johannesburg en dix tableaux dépeint dix histoires de violences, retravaillées par le cinéaste à partir de récits des habitants du quartier, mêlant ainsi une matière documentaire à un travail de performance.
Fugue légère, Sol Branco de Cristèle Alvès Meira suit l’échappée de Selena. Quelques heures et quelques kilomètres seulement sous le soleil de plomb de la cote portugaise où la fillette en robe de Blanche neige voit ce pays d’origine où elle revient chaque été transfiguré en conte de fée, prince charmant et sorcière compris.
Fragmentaire, la vision de la petite fille brune qui traverse des immeubles en construction laissés à l’abandon sur la côte marocaine l’est aussi. Par sa construction éclatée, son commentaire muet et le grondement de sa musique, La Fièvre de Safia Benhaïm nous plonge dans le fantasme d’un pays, constitué de hiatus entre des images et des récits et des rêves. Ces châteaux en ruine sont hantés par l’histoire de luttes politiques menées dans les années 1970, peu transmises à la génération suivante par ceux qui les ont vécues. Comme dans ce plan qui part de l’écume d’une vague pour s’élargir jusqu’à l’horizon, le film est fait d’allers-retours du très proche au très lointain, seule manière d’appréhender ce que peut être un pays entrevu et imaginé depuis l’autre côté de la mer. Alors que les espaces se confondent, le présent et le passé se superposent lorsque la caméra parcourt (mais furtivement, derrière la vitre d’une voiture), l’une des premières manifestations du Printemps marocain tardif de 2011, résonance contemporaine un peu étouffée des mouvements antérieurs. La Fièvre résonnait étrangement avec une autre évocation d’une lutte souterraine perçue depuis un point de vue féminin. Leïla et les loups réalisé en 1984 par Heiny Srour comme le récit rétrospectif et mosaïque du rôle des femmes dans les luttes contre le colonialisme dans le Moyen Orient du XXème siècle. Film rare, sa projection fut reportée suite à un raté du projecteur 16mm, rappelant fort à propos le caractère concret du matériau filmique en marge d’une compétition où un nombre étonnant de films avaient recours à la pellicule.
Archipel Nitrate
Comme notamment For the Plasma, film aussi imparfait que déroutant de deux très jeunes cinéastes américains. Tourné en 16 mm, en trois semaines dans le Maine le film s’est monté avec, pour une partie, des fonds provenant de la plateforme de crowdfunding Kickstarter, et, pour une autre, d’après ce qui se murmurait, d’une source de financement autrement moins conventionnelle qui valut leur emploi aux deux cinéastes.
Dans un décor champêtre, l’intrigue relie le travail de vidéosurveillance d’une jeune fille, Helen, sur de gros moniteurs farouchement anachroniques, pour prévenir tout départ de feu dans la forêt voisine, à la prédiction des grands mouvements financiers qui lui valent des rétributions généreuses depuis Wall Street. Pour se concentrer sur cette activité prenante autant que rémunératrice, elle demande à une compagne d’université de venir l’assister dans sa mission de surveillance, cette dernière se montrant aussi rétive à comprendre quoi que soit à ce qui l’entoure que la première est intuitive et omnisciente. Ouvert aux contradictions et aux incompréhensions, For the Plasma slalome entre les genres, prenant l’apparence d’un teen-movie, pour embrasser la trame d’un récit de science fiction, tout en passant par une pure scène d’horreur. Le récit qui cherche à connecter la contemplation de mouvements infimes à la compréhension du cours du monde, pousse à l’extrême son minimalisme tout en se référant sans cesse à la fabrication et à la perception des images, mettant en abyme la pellicule et les téléviseurs d’un autre âge.
Assurément, voir les premiers, deuxièmes et troisièmes films sélectionnés à Entrevues, c’est voir se dessiner une certaine géographie du cinéma d’aujourd’hui. En croisant dans le hall du multiplexe Pathé Bingham Bryant et Kyle Molzan, les deux jeunes coréalisateurs américains qui découvraient l’Europe en se pressant à une séance de Kommunisten de Jean-Marie Straub, on ne pouvait s’empêcher de se demander quelle idée ces deux spectateurs acharnés se faisaient de la cinéphilie française. Leur film qui invite à fantasmer la macroéconomie autant que l’immensité de la galaxie à partir d’un plan fixe de forêt représentait en tout cas l’une des multiples façons qu’offrait cette année la compétition de déplacer le monde.