La compétition du festival Entrevues de Belfort permet toujours de prendre des nouvelles des marges du cinéma d’auteur. Fictions fauchées, formes hybrides, cinéma expérimental : le Kinepolis de Belfort devient le temps de quelques jours par an un espace de contre-culture. C’est donc naturellement que des films de résistance figurent au sein de la programmation, comme cette année Festa Major de Jean-Baptiste Alazard. Si le documentaire débute au gré de quelques « à bas l’état policier ! » chantonnés gaiement par une poignée de fêtards au petit matin, il n’y est pas question à proprement parler de lutte, mais plutôt de la célébration d’un espace de liberté : la fête. À travers la « festa major », une fête catalane qui embrase pendant cinq jours le village des Pyrénées dans lequel le cinéaste habite, Alazard vise à figurer une forme d’idéal de modèle social. Cette recherche était déjà au centre de sa « tierce des paumés » (composée de La Buissonnière, Alléluia ! et L’Âge d’or), qui contenait aussi des scènes de fête, mais le resserrement du sujet lui permet ici de s’emparer plus vigoureusement du motif de l’utopie. Préparation des festivités, farandoles, pistes de danse : la caméra légère d’Alazard se promène toujours au sein de groupes, laissant la parole, la danse ou le chant fuser dans tous les sens. Ici, la fête se vit ensemble, entre différentes couches sociales (les villageois et ceux qui ne sont là que l’été), générations diverses et degré variable d’alcool dans le sang. L’euphorie qui gagne peu à peu le spectateur doit beaucoup à la position du cinéaste, qui semble participer à la fête en même temps qu’il la filme. Une voix-off lo-fi (on entend les boutons du magnétophone) accompagne les images à la mise au point volontairement défaillante (le flou pouvant évoquer ici l’ivresse). Très inspirée par Jonas Mekas, elle achève de donner au film des allures de journal filmé. Présente seulement au début, au milieu et à la fin, elle assume une candeur enfantine en évoquant pêle-mêle, d’un ton balbutiant, la mort, l’amitié et l’amour. Le ridicule n’est pas loin, mais Alazard parvient à l’éviter en faisant de ce rapport exalté à l’existence le cœur battant de la fête. Danser, boire et chanter revient pour le cinéaste et villageois à exprimer une reconnaissance pour le monde et pour les autres.
D’une tonalité beaucoup plus grave, Trans Memoria de Victoria Verseau (mention spéciale long-métrage et Prix One+One) constituait à sa manière un autre film de résistance énoncé à la première personne. La cinéaste y fait le récit de sa transition de genre, en revenant sur les lieux où elle s’est faite opérer il y a sept ans de cela, accompagnée d’amies également trans. Aux discussions du présent, parfois très précises sur la transidentité et ses différentes expressions, s’ajoute une dimension spectrale : outre les souvenirs douloureux, Verseau cherche à se remémorer les instants passés avec Méril, partenaire de transition qui s’est suicidée quelques années plus tôt dans son appartement parisien. Pour la cinéaste, le film sert de tombeau à son amie disparue, dont elle recherche en vain la sépulture dans le cimetière du village où elle a grandi, quand elle portait alors un nom différent. Si le montage, qui mêle différentes temporalités, entre archives et récit au présent lui-même disloqué, peut paraître de prime abord excessivement complexe, il fonctionne en réalité comme un puzzle. Verseau empile des blocs disparates dont il faut parvenir à reconstituer l’unité, à l’instar de ces nombreux inserts sur des objets et des éléments organiques plus ou moins liés à la transition. Elle met ainsi en exergue le kaléidoscope émotionnel qui accompagne l’émergence d’une identité trans, et la difficulté à naviguer avec. Loin des discours tout faits des fictions grossières à la Emilia Perez, Trans Memoria montre que la transition, si elle permet aux personnes concernées d’être pleinement elles-mêmes, ne règle pas par magie l’ensemble de leurs problèmes personnels. La dureté de la vie de Victoria et de ses amies est abordée sans fard, sur un versant à la fois médical et sentimental. C’est à cet endroit que le film trouve une force politique : les femmes de Trans Memoria existent par-delà les cases auxquelles on voudrait les assigner, dans un rapport singulier à leur corps et à leur identité.
L’Amérique des blasés
Le festival réserve aussi chaque année une place importante à un cinéma moins directement politique, mais tout aussi marginal : le cinéma américain farouchement indépendant. Il faut préciser « farouchement » pour le distinguer du simple « cinéma indépendant américain », expression qui concerne aujourd’hui des productions aux profils et moyens extrêmement divers. Dans No Sleep Till, produit par Tyler Taormina (Noël à Miller’s Point), Alexandra Simpson filme une poignée d’âmes égarées en Floride, en attente du passage d’un ouragan. Le détachement radical avec lequel la cinéaste aborde le récit, jonglant d’une non-trame à une autre (une adolescente à la piscine, deux amis sur la route, une femme dans un motel, etc.), confère au film une réelle étrangeté. Dans ce paradis déprimant de néons, de palmiers et de piscines bleutées qu’est la Floride, l’imminence de la catastrophe semble ne produire qu’un hébétement. Blasés, les losers (pas magnifiques) de No Sleep Till essayent à peine de vivre, quand ils ne sont pas directement prêts à embrasser la mort, tel ce « storm chaser » qui pourchasse les tornades au volant de son SUV. Difficile de définir précisément les contours de ce que veut raconter Alexandra Simpson, tant le film repose sur une ambiance éthérée et quasi irréelle – à l’image de ses protagonistes, la narration stagne, voire croupit comme l’eau d’une piscine non entretenue. Mais le somnambulisme généralisé dont il se fait l’écrin capte aussi quelque chose de l’esprit du pays. Sous ses allures de Twin Peaks sudiste (et sans personnages), No Sleep Till dépeint avant tout la désillusion ordinaire d’Américains en perte de sens.
Dans Invention (Prix d’Aide à la Distribution Ciné+ OCS), Courtney Stephens part du deuil réel de Callie Hernandez, qui vient de perdre son père, pour concevoir une fiction testamentaire. Le père de l’actrice et coscénariste, connu sous le nom de « Dr. J. », était un chantre de la médecine alternative, pour ne pas dire un charlatan, comme on le découvre au gré de multiples archives télévisuelles distillées tels des interludes, dans lesquelles il présente divers gadgets pour maigrir, lutter contre le stress, etc. Stephens et Hernandez imaginent alors ensemble que Dr. J. a légué à sa fille le brevet d’une nouvelle machine médicale expérimentale et soi-disant miraculeuse, pour tisser une enquête à travers la campagne du Massachusetts. Callie rencontre les partenaires financiers de son père ainsi que ses patients afin d’en savoir plus sur ce projet mystérieux, et confronter son caractère cartésien aux croyances paternelles. En découle une comédie déphasée (Callie, en opposition à son père illuminé, apparaît cynique et désabusée) faite de rencontres avec des complotistes, des arnaqueurs ou simplement des gens paumés. « L’invention » du titre tient alors autant à la fiction qui se tisse sur un matériau documentaire, qu’au monde parallèle que façonnent les personnages dans une Amérique post-Covid et post-vérité. Si le film émeut, c’est dans sa manière d’hybrider la tristesse réelle de Callie à celle de son double fictionnel. Invention lui permet davantage de rendre hommage à son père que de régler ses comptes avec lui. À l’instar des archives de Dr. J., les conspirationnistes et autres évangélistes que le personnage rencontre apparaissent même plus touchants que réellement nocifs.
Softshell, le troisième film américain de la sélection, est quant à lui reparti du festival avec le Grand Prix Janine Bazin. Il s’agit également d’une histoire de deuil : Jinho Myung, jeune cinéaste né en 2001, y filme un frère et une sœur (Narin et Jamie) après la mort de leur mère, à New York. La pauvreté du film (le budget minuscule n’a financé que la pellicule 16 mm) va de pair avec la liberté absolue du récit et de la mise en scène : entre plans-séquences cadrés maladroitement, split-screens, bifurcations narratives (notamment le court récit d’un personnage secondaire qu’on ne reverra pas) et incrustations de jeu vidéo, c’est comme si Myung se laissait porter par le mouvement incontrôlable du film. Il offre une nouvelle jeunesse au mumblecore, ce genre de films à micro-intrigues de la côte Est, caractérisé par une captation brute et des personnages qui baragouinent. Par la bizarrerie des portraits qu’il dresse, Softshell évoque d’ailleurs Frownland de Ronald Bronstein, probablement le film le plus radical de ce mouvement. Car s’il est empreint, comme son titre l’indique, d’une certaine douceur (le frère et la sœur ne se querellent jamais), un malaise s’immisce peu à peu à l’endroit des relations extra fraternelles des personnages. Issus d’une communauté jamais représentée dans le cinéma américain (leur mère est d’origine thaïlandaise), ils sont souvent confrontés à un racisme insidieux. S’ils n’en parlent jamais (et que Myung ne le souligne pas non plus), les Blancs qu’ils côtoient les renvoient presque toujours, mais discrètement, à cette identité métissée. Issus d’une génération dont l’adolescence a été marquée par les différents confinements de 2020 et 2021, Narin et Jamie semblent complètement apathiques et en apparence guère affectés par la perte de leur mère ; il faudra qu’un animal vienne à mourir pour que des larmes coulent enfin. C’est ce caractère flegmatique et éteint qui rassemble les protagonistes de No Sleep Till, Invention et Softshell, comme si une vague de résignation s’était écrasée sur la jeunesse américaine. Cette 39e édition aura apporté des nouvelles rassurantes du cinéma américain farouchement indépendant, mais pas des États-Unis.