Le cinéma américain a dernièrement un peu délaissé le motif de l’amour impossible, peut-être jugé trop mélo, ou vieillot. C’est en s’inspirant de son parcours d’immigrante que Celine Song, réalisatrice new-yorkaise d’origine coréenne, le remet au goût du jour. Sur le papier, Past Lives pourrait être un film magnifique. Nora (Greta Lee) a quitté la Corée à 12 ans, laissant derrière elle Hae Sung (Teo Yoo), son amoureux, à qui elle avait simplement donné une fois la main. Douze ans plus tard, ils se retrouvent sur Facebook et commencent à discuter régulièrement via Skype, jusqu’à ce que Nora coupe court à cette relation à la géographie irréconciliable. Ils se réuniront pour la première fois en chair et en os (à nouveau) douze ans plus tard, mais le temps aura évidemment fait son affaire et leur relation demeurera impossible. Dès ses premiers plans, Past Lives ne fait pas de mystère de cette issue nécessairement contrariée : avant de montrer, dans un flashback, Nora et Hae Sung enfants, le film s’ouvre sur un plan au présent dessinant les contours d’un triangle amoureux (un homme se trouve attablé au comptoir d’un bar en compagnie de Nora et de Hae Sung), esquissant ainsi l’armature d’un mélodrame potentiellement déchirant.
On croit un temps à cette promesse lorsque s’amorce la relation par écrans interposés, à l’occasion d’une longue scène finement écrite qui mélange jubilation des retrouvailles (pixellisées) et embarras (pour combler les blancs, Hae Sung ne cesse de répéter qu’il doit bientôt partir en cours), mais le film ne parvient malheureusement jamais à se hisser à la hauteur de son programme. Sa mise en scène affectée semble trop occupée à chercher contre-jours, rayons de soleil et autres reflets parfaitement illustratifs. Surtout, l’éclosion des sentiments demeure trop programmatique. On reconnaît une bonne comédie romantique à sa manière de rendre compte des étapes de la séduction, ce qui revient, en général, à regarder les amoureux en devenir s’apprivoiser. Ce qui se dit, idéalement, est drôle, inattendu, maladroit, bizarrement sincère : bref, tout ce qui fait de la comédie romantique un genre précieux. Non seulement les conversations de Past Lives sont souvent plates et ne révèlent pas grand-chose des protagonistes, mais elles se montrent de plus trop asservies à la narration. Il s’agit toujours d’échanger des informations fonctionnelles ou de faire le point sur le statut amoureux du récit (« c’est compliqué »), comme si la cinéaste ne faisait pas confiance à ses personnages, laissés à l’état d’esquisses.
Il manque quelque chose de l’ordre du « pink champagne » ou du châle d’Elle et lui, par exemple, pour citer le plus beau film d’amour new-yorkais qui soit. Song filme d’ailleurs amoureusement New York, avec une vision fétichiste qui semble indiquer qu’elle s’y sent toujours étrangère, mais cette carte postale géante ne reste qu’une toile de fond. La ville se dévoile ainsi essentiellement par l’entremise de plans de coupe, tandis que la profondeur de champ est la plupart du temps floutée, comme pour souligner (avec insistance) l’idée que les deux amoureux se lovent dans une bulle. L’une des dernières scènes du film, peut-être la plus belle, voit enfin les personnages s’inscrire pleinement dans un décor, par l’entremise d’un ample travelling longeant une rue. Le déchirement tant attendu est alors figuré par un élégant jeu d’apparition et de disparition, malheureusement entaché par l’irruption de la musique. Les silences sont rares dans Past Lives et toujours inévitablement comblés par la bande originale sirupeuse de Christopher Bear et Daniel Rossen, du groupe Grizzly Bear (ils nous ont habitués à mieux). Cette peur du vide contribue grandement au caractère superficiel de cette union manquée. Si l’on sent tout de même poindre ici et là, dans l’ampleur romanesque et la cruauté des ellipses, l’embryon d’un film splendide, il reste recouvert d’un vernis lustré (et estampillé, ce n’est pas anodin, de la « marque » A24).