À tous les mécréants, il faudrait conseiller la vision du film Irène d’Alain Cavalier. Quand je dis « mécréants », je pense à tous ceux qui doutent de l’infinité des puissances d’invocation du cinéma. Le cinéma a l’art de réveiller les morts, c’est bien connu. Il est le parent des séances de spiritisme du XIXème siècle et sait faire tourner les tables. Alain Cavalier, magicien de la DV, est bien placé pour savoir ce que cachent les images, il connaît l’armée de spectres qui habite chaque photogramme et qu’un petit coup de pouce (sonore) suffit à révéler. Il fut un temps marié à une femme nommée Irène, qui mourut dans un accident de voiture, prématurément. Près de quarante ans plus tard, il retrouve quelques carnets de notes, son journal intime des années passées avec Irène. Dès lors, il ne cessera plus de la traquer, dans chaque coin du plan, au creux du plus infime pixel, dans les ombres d’une chambre d’hôtel ou l’incandescence d’une flamme. Et puis, il y a les photos, les lettres, les objets, les lieux, toutes sortes de traces, d’indices alimentant cette enquête miniature, cette archéologie d’une mémoire en spirale, ravivée par les contours du moindre objet, enroulée à la surface du monde. Tout rappelle Irène. Irène se cache partout. Mini-polar. Thriller intime. Film fantastique : on voit l’ombre d’Irène émerger des ténèbres, sur une plage de sable, un soir au crépuscule. C’est un immense moment de cinéma qui donne la chair de poule. Film d’horreur : le corps de Cavalier qui se transforme en charnier, qui travaille, qui fait des bulles à l’évocation de certains souvenirs. Films d’action : chute du cinéaste dans l’escalator d’une station de RER.
Pardonnez ce détour subit par les mathématiques mais, dans cette matière, quand vous divisez n’importe quel entier positif par une valeur qui tend vers zéro, vous obtenez une valeur qui tend vers l’infini. Ce que l’opération fait subir à cette valeur, c’est exactement ce que Cavalier fait subir au cinéma : avec la seule aide d’outils rudimentaires – un petit caméscope domestique et son micro intégré – que mépriserait n’importe quel professionnel, Cavalier nous offre un monde entier, un monde complet, avec le passé, le présent et le futur, avec les vivants et les morts. Le gain est immense. Le cinéaste nous confie calmement, avec ce film sublime, une définition possible du merveilleux, bien loin des délires de l’heroic fantasy, de Narnia ou du Seigneur des Anneaux. Il y a, dans le film, une scène formidable où Cavalier pense un moment, pour incarner Irène, à engager une actrice, à substituer son jeune corps au celui de l’absente. On voit quelques images du casting. Mais non, rien n’y fait : le cinéaste abandonne l’hypothèse, purement et simplement, se fiant, se confiant, se fondant dans ses seuls outils : sa petite caméra, et le doux murmure d’une voix qui souffle sa belle litanie en temps réel, à côté des images. Une voix qui se trompe, se corrige et reprend. Cavalier nous parle à l’oreille, dans le creux de l’oreille, comme un camarade, une vieille connaissance ou un bon génie. On ne comprend pas que le budget dérisoire d’un film comme celui-ci le condamne aux sections parallèles, tant sa place aux côtés des plus grands noms de la compétition semble une évidence indiscutable. On ne manquera pas de nous rétorquer que cela causerait du tort au film, trop intime, trop impudique. Eh bien, vraiment, c’est triste, pour ce petit frère perdu de Vertigo.