À l’issue du long continuum de films que propose le festival de Cannes, le critique peine à se souvenir du nom de tous les personnages croisés. Si l’on compte en moyenne quatre films vus par jour sur dix jours, avec une dizaine de personnages mémorables par film, cela donne environ 400 noms à retenir. C’est humainement impossible. Dans cette jungle de sobriquets, l’un d’entre eux a malgré tout réussi à s’imposer : Armand. Prénom des plus banals, me direz-vous, pas forcément du genre à frapper durablement les esprits. À ceci près qu’il est appelé, hélé, susurré, pendant une bonne partie du film, par une Hafsia Herzi brûlante de désir, d’un érotisme dingue, suppliant l’intéressé qu’il lui fasse l’amour sur le champ. Forcément, ça ne laisse pas indifférent : à ce moment là, on voudrait tous s’appeler Armand. Avec Le Roi de l’évasion, Alain Guiraudie revient en fanfare sur les écrans de France. Ils sont rares les films qui, sans tabou, sans retenue, sans la moindre hypocrisie, osent aborder un thème délicat – la crise de la quarantaine d’un rural homosexuel et bedonnant – avec une telle joie communicative, puisant ses forces dans les terreaux conjoints du burlesque et de la comédie méridionale. Armand (Ludovic Berthillot) est représentant en matériel agricole et se fatigue de sa vie de célibataire, rompue et à la drague sauvage sur la départementale du coin et aux coups d’un soir. La fille de son patron, Curly (Hafsia Herzi), adolescente travaillée par ses hormones (c’est l’âge), lui offre une échappatoire en se jetant sur lui. C’est l’escapade : Armand arrache sa fille mineure à un père furibond qui s’empresse d’alerter les forces de police. Le couple d’amants, le gros homo et la belle jeune fille, traqués, s’enfuient, se cachent et s’aiment sous la protection d’une nature luxuriante.
Insistons sur trois points délicieux de ce film inouï. 1. Le portrait d’un personnage délétère, nounours bonhomme doublé d’une anguille agile, glissant entre toutes les mains. L’esquive, c’est le sport favori d’Armand, qu’il s’agisse des petites foulées de l’argumentaire ou des grandes enjambées de la course à pieds. Quoi qu’il arrive, il finit toujours par prendre la poudre d’escampette. Armand ne tient pas en place : le roi de l’évasion, c’est lui. 2. Une représentation de la sexualité qui dynamite absolument tous les clichés en vigueur, à commencer par celui des corps, hors-normes, et de leurs associations, sans entrave. Ici, le sexe a un accent, des contours, une odeur, un âge. Bref, une saveur. Surtout, il force les raccords, il est un véritable outil de découverte : une sonde. Guiraudie fonde une sorte de démocratie de l’érotisme : chacun a droit à sa part de sensualité. Et pour s’aider, un végétal magique, une racine dopante nommée « dourougne », aux vertus aphrodisiaques instantanées. 3. Le vent libertaire qui souffle sur le film ne peut être assimilé à un hédonisme bêta. Il faut entendre, à ce titre et en guise de morale, les conseils du papy gay à la fin du film, préconisant les retards de la jouissance, le renoncement d’une satisfaction immédiate au profit de la parole, de la discussion. L’escapade hétéro d’Armand l’aura conduit à recevoir cet enseignement, sorti de la bouche d’un vieux sage admirablement membré : pour jouir pleinement de l’autre il faut, avant tout, lui prêter attention, s’intéresser à lui. Pour bander plus vigoureusement, apprenez d’abord à débander. Servez-vous de vos oreilles.