Deuxième sélection en officielle à Cannes pour Sergei Loznitsa avec Dans la brume, après My Joy en 2010. Bien entendu, il a fallu que cette grande figure du documentaire (La Colonie, Fabrika, entre autres) se pique de fiction pour monter les marches. Petit aparté : le cinéma documentaire est véritablement maltraité dans le plus grand festival du monde. Quand ce n’est pas pour donner la Palme à Michael Moore, le « documentaire » sert à célébrer quelqu’un (Polanski cette année, Belmondo l’an passé), à mettre en valeur l’œuvre diplomatique de Bernard-Henri Levy (Le Serment de Tobrouk), à projeter de la télévision sur grand écran (The Central Park Five). Un arbre pour cacher la forêt : Journal de France de Claudine Nougaret et Raymond Depardon. Le tout dans des séances qualifiées de « spéciales », parce que le documentaire serait du cinéma, précisément, un peu spécial, et même un peu bizarre. Bref, il faudra en reparler, mais le problème est tel – cette année tout spécialement – que ça ressemble à un complot pour entretenir le « malentendu documentaire ».
Revenons à Dans la brume, film âpre et dense, grave et taiseux, d’une belle tension, à placer dans le panier de ceux dont la présence en sélection ne souffre pas la moindre discussion. Ce film de forêt est saisi par une photographie travaillant somptueusement les gammes de vert et modelant la lumière. Les troncs érectiles des arbres donnent lieu également à des plans graphiques composés de façon pour le moins très sûre. Comme My Joy, Dans la brume est un film très physique, ce qui lui donne sa dimension entêtante. Sans aucun doute, le regard du documentariste Loznitsa lui sert beaucoup pour se caler d’une façon extraordinaire dans la rythmique des corps, souvent en les filmant de dos – motif archétypal du documentaire. Contrairement à d’autres cinéastes présents cette année, sauf dans le dernier plan un peu littéral – par rapport au propos, et au titre – le formalisme de Loznitsa ne se situe pas dans le forçage.
Sur le front occidental russe (précisément en Biélorussie) pendant la Deuxième Guerre mondiale, la répression nazie s’abat sur la population. Un cheminot est accusé d’avoir livré des camarades, dont on découvre l’assassinat dans une scène d’ouverture impressionnante ; elle se termine par un plan fixe sur des carcasses animales pendant que le son nous fait comprendre que la pendaison a lieu. Le suspect est enlevé par deux partisans qui doivent l’exécuter, mais les choses ne se déroulent pas du tout selon les plans. Le film avance de deux façons. D’une part, la marche, on pourrait dire l’errance, des trois protagonistes dans la forêt. D’autre part, d’amples flash-backs portant sur chacun des protagonistes, dévoilant subtilement liens et passifs. Si ces retours font avancer le récit, ils ne répondent pas, mais épaississent la complexité des agissements et de la situation des uns et des autres, mis face à des situations de dilemmes inextricables. Y a-t-il de véritables héros et de vrais salauds ? Loznitsa répond qu’en pareilles circonstances, on ne peut que situer dans des zones grises et opaques. Il était simple de conclure à la pourriture de l’espèce humaine, mais le cinéaste a l’élégance de composer une œuvre poignante sur la fraternité.