En cette édition du festival de Cannes 2015 qui a ressemblé à une énième blague concernant le sort fait au cinéma documentaire (toutes sections confondues, parallèles ou non), on a pu se réfugier dans le programme « Cannes Classics » pour découvrir Les Yeux brûlés de Laurent Roth. Un objet singulier à bien des égards, d’abord parce qu’il s’agit d’un film de commande du Service Cinématographique des Armées (SCA, dont on découvre au générique le logo tricolore très eighties sur fond de musique synthétique qui ne l’est pas moins). Concernant cette question de la commande, on ne tentera pas de dire mieux que Serge Daney, qui écrivit dans Libération en 1986 : « Les Yeux brûlés, brûlés en tous cas par son sujet, est autre chose qu’une commande simplement détournée. C’est, chose troublante, une commande retournée au commanditaire, avec accusé de réception. »
Pensée de l’image
À la faveur du soutien du capitaine de vaisseau Max Guérout – ainsi à considérer comme le Paulo Branco du SCA –, Laurent Roth, philosophe de formation qui faisait son service militaire, a pu réaliser ce film avec ambition, c’est-à-dire comme un vaste champ d’expérimentations formelles et narratives. C’est aussi une film de commande avec un dispositif étonnant, puisque Mireille Perrier – qui vient de tourner Boy Meets Girl de Leos Carax et Elle a passé tant d’heures sous les sunlights de Philippe Garrel – y tient le rôle d’une « actrice documentaire » placée dans un état de fragilité tout à fait troublant, car elle agit sans filet, en quelque sorte au nom d’elle-même. En tous cas au nom de cette jeune femme qui se rend à l’aéroport de Roissy pour réceptionner une cantine militaire venue du passé, celle de Jean Péraud, photo-reporter de guerre disparu à Diên Biên Phu le 8 mai 1954. Elle se pose ensuite sur une banquette de l’aérogare, ouvre cette malle à souvenirs et converse avec des compagnons (opérateurs et/ou photographes) de cet homme d’images mort au front : Daniel Camus, un certain Raoul Coutard, Pierre Ferrari, Marc Flament, Patrice George, André Lebon, Jean Péraud, Pierre Schoendoerffer.
Le présent saisi dans une palette de couleurs pétantes (les banquettes oranges) légèrement délavées n’est pas sans évoquer, particulièrement dans les plans larges, une touche godardienne, notamment avec l’adjuvant – fictionnel – constitué par ce photographe qui rôde, voleur d’images qui instille la tonalité d’une série B d’espionnage, ce qui achève de donner au film son étonnante singularité. Les dialogues qui se déclenchent courent sur des montages d’images d’archives, sur lesquelles la voix-off de Raymond Depardon prend parfois le relais. Certaines de ces images font quelques fois l’expérience d’interventions plastiques par le biais de la vidéo – on pense encore à Godard ! Ces distorsions leur confèrent une étrangeté, un mystère, une lisibilité brouillée. La parole n’est pas la résolution ni la légende de l’image, et inversement ; les écarts (on voit tout de même parfois de ce dont on parle) sont variables mais il n’y a jamais un aplatissement du sens entre visuel et verbal. Laurent Roth joue sur une relation dialectique pour faire courir une pensée de l’image produite dans le contexte de conflits, et le film ouvre sur l’idée que la guerre est une malédiction de la nature humaine, à laquelle l’image fut conviée.
Fissures intérieures
Le tissage entre passé et présent, entre les régimes d’images, entre les paroles, fait des Yeux brûlés une ample méditation réflexive sur l’acte photo/cinématographique dans le cadre de la guerre. Il est bien entendu question de responsabilité, de point de vue (de communion, d’empathie, de production d’images de propagande par/pour l’institution militaire), d’éthique et de dimension artistique. Raymond Depardon utilise le terme de « metteur en scène », et exprime que l’horizon narratif est celui de la fiction. Un autre opérateur évoque qu’il avait en tête des archétypes de cadrages issus de la peinture : descente de croix de Rubens, mise au tombeau de Mantegna… Il est aussi question de romantisme, tout particulièrement avec Marc Flament, qui s’engage en 1948 pour, dit-il, « en finir avec la vie ». En sa compagnie fonctionne à plein le dispositif dans lequel Mireille Perrier a été placée ; l’engagé évoque une série de photographies suivant l’agonie d’un soldat, et l’actrice déclare : « Mais on peut couper… » C’est aussi à ce moment qu’opèrent le mieux les (superbes) cadres serrés, qui rendent sensible aux variations des états des visages ; on sent l’indignation contenue de Mireille Perrier ; on perçoit une sorte d’ébranlement de Marc Flament, être gaillard et sémillant qui laisse tout à coup apparaître une fissure intérieure toujours béante.