Cette année sera décerné à Cannes un nouveau prix crée à l’initiative de la SCAM (Société Civile des Auteurs Multimédia) avec la complicité du festival de Cannes : le jury de l’Œil d’or présidé par Rithy Panh consacrera un film documentaire. Il se trouve que notre site est attentif à cette « question documentaire », tout semble donc réuni pour que nous nous félicitions de la mise en lumière de cette expression cinématographique qui fait du réel son moteur plastique et sa source de récits, de « personnages », de « fictions ». Pourtant, à bien des égards, il est difficile de se réjouir. On ne discutera pas de l’intitulé, qui, avec l’esprit mal placé, évoquerait davantage le fait d’être borgne (ne parle-t-on pas d’ailleurs plus de « regard documentaire » que « d’œil » ?), le fameux bar frontalier dans la série Twin Peaks (Le « One-Eyed-Jack ») ou le souvenir d’une publicité fromagère (« Œil/meule d’or, si je t’attrape je te mords !»).
Les soucis sont ailleurs ; d’abord un problème de quantité puisque le nombre de documentaires sera cette année particulièrement famélique. Aucun concurrent au sein de la Semaine internationale de la critique, ce qui y est au moins autant habituel que dans la compétition officielle. On note la présence à la Quinzaine des réalisateurs d’Allende Mi Abuelo Allende de Marcia Tambutti Allende, qui fera malheureusement peu honneur au documentaire tant la faiblesse du film est grande, du point de vue visuel comme narratif. On semble retomber à ce titre dans le primat du sujet (ici la mémoire de la dictature chilienne, mille fois rebattue au cinéma – documentaire ou non) et du name dropping – entre le titre et la réalisatrice (qui n’est autre que la petite-fille du président assassiné le 11 septembre 1973), ça fait trois fois Allende, et ce qui fera peut-être venir trois fois plus de journalistes… En ce qui concerne l’officielle, après un rebond, le plus souvent hors compétition, ces deux dernières années (L’Image manquante de Rithy Panh – Prix Un certain regard – et Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann en 2013 ; Maïdan de Sergei Loznitsa, Of Men and War de Laurent Bécue-Renard et Eau argentée d’Usama Muhammad et Wiam Simav Bedirxan en 2014, auxquels s’ajoutait National Gallery de Frederick Wiseman à la Quinzaine), 2015 s’annonce absolument sinistre.
Si l’on peut tout de même compter sur la promesse constituée par la présence de Souleymane Cissé (Oka) hors compétition, le film de clôture fera dans le lénifiant – des images soignées, de la musique et un message univoque – avec La Glace et le Ciel de Luc Jacquet. En compétition à « Un certain regard », The Other Side de Roberto Minervini (Stop The Pounding Heart) semble a priori le geste le plus intéressant concernant une écriture cinématographique du « réel ». On pourra par ailleurs, comme d’habitude, compter sur les hagiographies documentaires sujettes au formatage audiovisuel (témoignages/archives privées et publiques/extraits de films s’il s’agit d’un cinéaste ou d’un acteur, de clips et de concerts pour les musiciens) : dans le programme Cannes Classics (Orson Welles. Autopsie d’une légende d’Elisabeth Kapnist et This Is Orson Welles de Clara et Julia Kuperberg), avec Amy (Winehouse) d’Asif Kapadia, ou encore avec ces malaisantes autocélébrations cannoises (La Légende de la Palme d’or d’Alexis Veller). Bref, le souci est autant qualitatif que quantitatif. Un mot pour l’ACID qui se montre d’année en année attentive au documentaire (cuvée 2015 : Je suis le peuple d’Anna Roussillon, Pauline s’arrache d’Émilie Brisavoine, Volta a Terra de João Pedro Plácido) ; les films de cette programmation ne seront pas éligibles pour l’Œil d’or.
Par son intitulé, l’Œil d’Or se retrouve à être un pendant de la Caméra d’or (pour laquelle l’ACID ne concourt pas non plus), et il y a quelque chose de malheureux dans ce rapprochement assez inévitable entre ces deux prix, avec consubstantiellement l’idée que l’on se trouve plus du côté de la promesse de cinéma que de la consécration ; tout ceci ressemble à une forme de relégation du documentaire dans une seconde zone cinématographique. La qualité de la programmation (documentaire) 2015 n’incombe évidemment pas à l’Œil d’or, mais il paraît assez inconséquent d’avoir fait le pari que les différents sélectionneurs cannois allaient se prendre de passion, ou ne serait-ce que se piquer d’intérêt, pour le documentaire – alors qu’il est évident qu’il ne s’agit pas (sans doute à quelques exceptions près) de l’identité ni de l’intérêt cinéphile des différents directeurs artistiques et de leurs comités de sélection. Ceci tout en sachant que ces choix se font (pas seulement au sein de la sélection officielle, qui n’est donc pas le diable en personne) aussi sous la pression du marché – notamment des vendeurs, et il faut se rendre malheureusement à l’évidence que le documentaire n’est vendeur que lorsqu’il a quelque chose à vendre (un message, des noms – cette année donc Orson Welles, Allende ou Amy Winehouse…).
Il ne s’agit évidemment pas de voler dans les plumes d’une initiative qui tend à une louable mise en valeur du documentaire, mais l’Œil d’or sera cette année un contenant sans véritable contenu. Et il était bien aventureux de compter sur un effet d’entraînement automatique voulant que les différentes sections auraient rempli leurs programmes de films documentaires. Et quand on connaît le pouvoir d’attraction des différentes sections cannoises, cela signifie tout simplement que la volonté n’est pas là de la part des programmateurs. En voulant se montrer au centre pour quitter la périphérie, on pressent malheureusement un grand coup d’épée dans l’eau pour cette inaugurale année 2015 de l’Œil d’or. Il y a, au-delà de ces aspects, le paradoxe (sans doute insoluble) de la « question documentaire » ; en s’autodéfinissant comme tel, le risque d’une forme de ghettoïsation ne pèse-t-il pas ? La voie la plus belle serait évidemment celle du décloisonnement, c’est-à-dire que le documentaire soit vu comme du cinéma, tout court.