En deux jours, Cannes aura vu déferler deux furias : la première, c’est Mad Max, un teaser carnavalesque de deux heures ; la seconde, c’est Pauline s’arrache, le portrait documentaire d’une famille déjantée, au caméscope. (Fury) Road movie à 150 millions de dollars versus psychodrame domestique en bouts de ficelles, d’un extrême à l’autre de ses catégories (le premier plastronne hors compète – de fait, le film est hors norme –, tandis que c’est l’ACID, éternelle voiture-balai, qui hérite du poids plume), le festival démarre pied au plancher.
Strip tease
Journal, family, teen, et queer movie à la fois, Émilie Brisavoine marivaude avec les genres et gribouille de la deuxième famille de sa mère, fruit d’une seconde noce, un tableau cocktail. Encore un Strip Tease étiré en long-métrage ? La réalisatrice met d’emblée les pieds dans le plat, et répond par une archive sans équivoque : un défilé du père, drag queen à ses heures, et de ses gosses, eux-aussi travestis, où s’improvise une cage aux folles sous le regard amusé d’un comité d’amis. Pas de doute, il s’agira bien d’un Strip tease. Pour cette famille transformiste, le quotidien est une scène ouverte, et la caméra, une simple occasion de prolonger le spectacle en robe de chambre. Mais sous son titre décapant, Pauline s’arrache cache une friandise douce-amère. Douce, parce que la bienveillance de cette grande sœur la disculpe de toute opportunisme envers ses furibards de proches, et amère (pour le spectateur) parce que saupoudré d’afféteries vaguement parodiques, le film, en plus d’insister sur la démence (relative) de ses personnages, cède à un emballage de mauvais goût qui le dévisage forcément un peu. Au vu des cartons illustrés sur le thème du conte de fée (au style passe partout – plus hipster tu meurs) qui introduisent le contexte familial, on en vient à regretter les intertitres primitifs de Tarnation – vers lequel Pauline s’arrache lorgne un peu –, que Jonathan Caouette sublimait d’une multitude de procédés brouillons, voire totalement crades. Ici, le détail pourrait passer inaperçu, comme une petite faute de goût, s’il n’enferrait pas le récit sur une mauvaise piste. Pure coquetterie, la référence au conte de fée n’apporte pas grand-chose, trop vite balayée par les extravagances d’une famille finalement assez normale « dans son genre ». Si bien qu’en tentant de conjurer la vétusté de ses images par cet emballage propret (idée qu’on imagine venir de conseillers peu inspirés), le film en renierait presque son amateurisme : soit le peu qu’il a à nous offrir, lequel, sous une forme flamboyante comme chez Caouette, peut passer de la boue à l’or.
L’alchimiste
Heureusement, Pauline s’arrache, qui s’attarde sur Pauline, la cadette d’une fratrie de trois, peut compter sur la justesse du regard de Brisavoine. Il y a quelque chose de touchant à voir une demi-sœur recoller les morceaux de la famille issue du remariage de sa mère. Son regard dessine un lien original : mi dedans, mi dehors, elle applique sur ce un foyer qui s’émiette, une bénédiction de bonne fée ; peut-être la place par excellence des demi sœurs. Pour autant, il n’y a rien de baveux chez Brisavoine, la tendresse est tangible mais elle ne colle pas. Nous ne sommes pas dans l’auto- non plus, et encore moins dans un narcissisme réflexif ; ici, le moi du filmeur existe mais il s’éclipse. C’est moins un art du détachement ou de la bonne distance, que de l’effacement — comme en témoigne une engueulade, filmée cachée derrière un voile avec la complicité de Pauline. D’ailleurs, c’est là que s’arrête la comparaison avec Caouette, qui lui, s’exhibait sans filets. Émilie, à l’inverse, ne filme que les autres : une famille hors du commun, chez qui les portes sont toujours ouvertes, et où l’intimité se hurle au mégaphone. C’est ce qui fait tout le charme du film : narguer la pudeur en filmant des personnages qui ne le sont pas du tout. Il suffit de voir ce père, pure créature caouettienne, commenter les images de l’engueulade avec Pauline filmée par Émilie, pour comprendre qu’il entrevoit en chaque instant sa part de performance : « Je croyais avoir une voix un peu efféminée, que j’aime pas trop… Mais en fait quand je gueule, je fais mec quand même » ; à quoi répond la pantomime de tristesse amoureuse de Pauline, affalée sur son lit un mouchoir dans la main et deux téléphones dans l’autre. Le film d’Émilie, comme le témoignage du père chez Jean-Luc Delarue, est une fenêtre ouverte sur l’intime (une de plus). Ce n’est pas une famille traversée par le monde, comme l’était le corps de Caouette, c’est elle qui déverse son petit cirque un peu partout. Comme la télé, omniprésente, qui égruge « la société » au tamis d’une multitude de petits « moi », les personnages s’ouvrent moins qu’il ne font rayonner le show de leur thérapie de groupe.
Et Pauline dans tout ça ? Caution teen, héritière du tempérament extraverti de papounet, elle tend un reflet inversé à la réalisatrice, dont la discrétion, à force de trancher avec le reste de la famille, finit par se voir comme le nez au milieu de la figure. Si bien que le spectateur en vient à considérer ce regard périphérique comme le vrai centre du film, faisant d’Émilie Brisavoine une sorte de fantôme bienveillant du premier foyer, sur les cendres duquel naquit ce second, plus tonitruant. Bref, une histoire de famille moderne, comme il en existe à chaque palier ; ce sont les demi-sœurs qui en peignent des fresques émouvantes et les emmènent à Cannes, qui ne courent pas les rues.