Jaillissant dans le cadre comme un diable hors de sa boîte au moment et à l’endroit où on ne l’attend pas, Toni Erdmann est un personnage de fiction au carré. Double blagueur que s’invente Winfried Conradi, homme mûr, solitaire et un peu bohème, il fait de la plaisanterie potache un art de vivre, une philosophie personnelle prônant l’effet de surprise contre la monotonie du quotidien. Si le film a déclenché l’hilarité et les applaudissements lors de la séance de presse, le rire naît moins des galéjades balourdes du bonhomme que de leur incongruité. Tout sauf sophistiqué, l’humour de Conradi provoque des réactions qui oscillent entre l’incompréhension, la consternation et la moquerie bienveillante. C’est là la belle idée de Maren Ade que de faire reposer sa comédie sur la mise en doute même de ce qui est drôle et de construire son récit en une succession de scènes qui fonctionnent comme des variations autour du sentiment de gêne. Dans son troisième long métrage après le remarqué Everyone Else, la jeune réalisatrice allemande s’approprie avec une modestie certaine, portée par une actrice d’une subtilité discrète (Sandra Hüller), le motif qui irrigue tant la comédie américaine contemporaine : l’embarras social.
C’est chez Ines Conradi que culmine le sentiment d’inconfort, elle qui éprouve face aux gamineries de son père une gêne insurmontable. Qui n’en ressentirait pas, cela dit, à voir son père débarquer à l’improviste (« sur un coup de tête », comme il aime à le dire) sur son lieu de travail, affublé de fausses dents et lunettes de farce et attrape. Désagréable surprise pour celle qui ne s’attendait pas à ce que son père fasse le voyage depuis l’Allemagne pour la rejoindre inopinément à Bucarest où elle vient d’être promue. Cette consultante en management dans une usine pétrolifère internationale cultive l’art d’adopter en toutes circonstances l’attitude qui convient. Affublée de signes extérieurs de réussite qui sont eux-aussi autant de postiches, elle finira par s’y sentir engoncée, tout comme dans cette robe trop étroite qu’elle ôte dans une scène très drôle. La mise à nu du personnage met à jour l’importance du costume : masque social pour la jeune femme, il constitue pour son père une échappée carnavalesque. Dans l’opposition entre l’humour de mauvais goût et la bienséance aseptisée d’un univers uniformisé, la spontanéité fait figure d’antidote contre le calcul social. Si elle paraît flattée que son boss la félicite d’une performance professionnelle en lui disant qu’elle est une bête, Ines dédaigne son père qui lui demande si elle est un vrai être humain. La petite mélodie du renoncement à un monde d’apparence pour s’attacher à ce qui compte vraiment se fredonne sous le récit d’apprentissage au cours duquel Ines s’habitue à devenir la fille de son père. Dépouillée de tous les atours de la civilisation, elle se laisse attendrir par un ultime surgissement de son père, vêtu d’un prétendu costume traditionnel bulgare censé porter chance. À défaut de la faire accéder au bonheur, qu’elle considère comme un «bien grand mot», cet improbable déguisement qui évoque la pilosité sauvage de King Kong scellera son apprivoisement par ce drôle d’animal qu’est son père.