Pourquoi Une femme douce laisse-t-il ce goût amer dans la bouche alors que son dernier plan s’achève sur le départ de sa protagoniste d’un hall d’attente d’une gare remplie de voyageurs (spectateurs ?) endormis ? Après My Joy et Dans la brume, le troisième long métrage de fiction du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa s’annonçait comme une adaptation très libre de la nouvelle de Dostoïevski. Effectivement, peu de traces de l’œuvre de l’écrivain russe, Loznitsa faisant de sa femme douce une épouse qui n’arrive pas à remettre directement un colis à son mari incarcéré : « c’est contre la réglementation » lui répète inlassablement l’administration pénitentiaire. Va alors se mettre en place une longue attente pour cette femme jamais nommée dont le parcours du combattant dans ce village qu’elle découvre va la propulser au cœur d’une région russe reculée infestée de corruption, de dealers en tous genres, de prostitutions ou encore de logements plus mal famés les uns que les autres. C’est bien la lie de l’humanité que Loznitsa veut saisir ici, avec un goût certain pour une forme d’humiliation permanente qu’il fera éprouver à sa protagoniste livide et impassible face à tant de récits gorgés de violence.
Plongée dans ce bain d’acide, notre femme douce sera amenée à se plier aux lois de ce pays sans lois car broyé par un État arbitraire qui semble avoir mis un point d’honneur à ne provoquer et promouvoir que le pire en l’homme. C’est donc dans cette atmosphère pré-apocalyptique que Loznitsa, mathématicien de formation, agence la construction de ses plans-séquences composant les différents blocs de son récit kafkaïen. Il faut reconnaître au film une maîtrise technique impressionnante, notamment due au talent du directeur de la photographie Oleg Mutu (chef op’ attitré du cinéaste et de Cristian Mungiu) qui suit avec précision et un sens aigu du cadre les pérégrinations boueuses du personnage interprété par Vasilina Makovtseva. Un prix d’interprétation n’est pas à exclure pour l’actrice tant celle-ci ramène le récit glauque de Loznitsa à une forme d’innocence bienvenue dans cette bataille contre cette forteresse imprenable. Le cinéaste ukrainien n’a pas non plus son pareil pour faire surgir, du fond de la géométrie impérieuse de ses plans, des formes et des couleurs qui circulent alors jusqu’à se retrouver au premier plan en une chorégraphie des corps fascinante, à l’image de cette séquence de beuverie à laquelle notre protagoniste se voit contrainte de participer. C’est ainsi que les 2 tiers du film s’en tiennent de manière impressionnante à ce programme qui, s’il peut agacer par son ton sentencieux, n’en reste pas moins une proposition de cinéma d’une cohérence absolue, laissant affleurer ici et là des instants de grâce dans cet enfer sur terre. Il est alors totalement plus regrettable qu’Une femme douce s’abîme dans son dernier mouvement en une séquence onirique interminable venant clarifier, si ce n’est surligner, tous les enjeux du film qui étaient restés tapis dans le parcours de son personnage. Ce dernier geste de Loznitsa, bien qu’indéniablement audacieux, passe alors à côté de l’étude de l’âme russe contemporaine qu’il aurait voulu que son film soit pour s’échouer sur les rives d’un cinéma pétri d’auto-satisfaction arrogante, ne proposant à sa femme douce que le sommeil comme seule planche de salut.