Sergei Loznitsa, réalisateur du documentaire Maïdan (2014), revient à la fiction après plusieurs films de remontage d’archives avec Une femme douce, présenté au dernier Festival de Cannes. Celle-ci est néanmoins aussi, pour le réalisateur ukrainien, le moyen de formuler un état des lieux d’un territoire, la Russie contemporaine, et d’en explorer les couches passées, sociales.
Alors que dans My Joy, Loznitsa présentait un visage de la Russie à travers le prisme d’un homme, dans Une femme douce, c’est à travers celui d’une femme, dont le récit emprunte lointainement à la nouvelle de Dostoïevski, qu’adapta Bresson en 1969.
La fable est ici stylisée pour mieux rendre compte de toute son absurdité : une femme, habitant seule sur le territoire russe, initie un périple pour livrer elle-même un colis (revenu sans raison) à son mari incarcéré (sans motif, apprend-ton, car pour un meurtre qu’il n’a pas commis).
Si le film s’ouvre tel un documentaire par un bus pointant vers nous sur une route de campagne russe – rappelons qu’en 2003 Loznitsa filmait l’attente du bus par des habitants d’un territoire reculé en Russie avant son départ dans Paysage (2003) –, Une femme douce est un voyage qui prend la forme d’une série d’aventures variées : tour d’horizon en forme de tableau de mœurs bien plus tragique que comique, il vire au portrait à charge.
« Et qui va nous défendre ? Nos maris sont enterrés. »
Femme docile – c’est la traduction du terme russe « krotkaya » –, qui fait preuve de résistance, d’endurance, l’héroïne interprétée par Vasilina Makovtseva est souvent filmée de dos, mutique. Son visage, fermé, est encore relégué à l’ombre, parfois tronqué par le cadre, et sa parole, souvent dissociée de l’image. Littéralement prise en étau, comme lorsque des portes miroitées ouvrent et ferment une scène de banquet en forme de procès dont elle est la prévenue, elle se bat contre des moulins à vent, et ses initiatives sont annihilées.
Loznitsa met au jour l’absurdité (administrative en particulier) et la décadence (sociale et morale – alcoolisme, drogue, proxénétisme et prostitution, criminalité…) de tout un système. En est le témoin par exemple cette scène où la femme douce fait une requête auprès d’un bureau défendant les droits de l’homme, susceptible de lui venir en aide en dernière instance : la responsable l’informe in fine qu’elle risque d’être surveillée, à la suite de sa plainte, par les services secrets, reléguant à néant toute entreprise de protestation.
À travers la figure d’une femme humble, qui tente d’aller au-devant des difficultés et des blocages administratifs en tous genres, Loznitsa réalise un portrait à double tranchant, entre accablement, fatalité tragique, mais aussi possibilité d’un réveil, d’une libération. S’il fait l’éloge des femmes à travers elle – éloge paradoxal proféré de fait par une prostituée au sein du banquet –, il pointe aussi leur fragilité au sein d’un système où les hommes sont dominants : « Et qui va nous défendre ? Nos maris sont enterrés », énonce ainsi une femme.
« Je ne comprends pas ce peuple »
La femme douce permet à Loznitsa de dresser, à travers son parcours sur une route, une vaste allégorie du territoire russe, corps battu en brèche. Ainsi, entre les rues Lénine et Engels, il y a eu, par exemple, un meurtre comme on l’apprend avec l’héroïne dans le bus. De même, celle-ci doit trouver son chemin – qui se dit « put » en russe, de la même racine, ironiquement, que le nom du président actuel de la Fédération de Russie, et y faisant ainsi allusion – parmi un ensemble de rues intitulées Hegel, Marx, Lénine, aboutissant à une impasse, là même où se situe le bureau des requêtes censé défendre les droits de l’homme.
Cette géographie politique est le témoin d’un passé soviétique criminel, mortifère, sans avenir, et dont la réalité présente est archaïque, mais aussi teintée de faux-semblants, à l’image du miroir aux alouettes, déformant, sur les portes de la salle du banquet.
Cette séquence est un véritable tour de force, sorte d’ironie au carré. Si Loznitsa témoigne d’un sens aigu général de l’ironie par l’emploi de la musique, mais aussi par le hors-champ, véritables contrepoints dissonants vis-à-vis de l’image, celui-ci culmine dans la dernière partie du film : ouverte par une « troïka », accompagnée par une chanson y référant et formulant « la route est longue comme ma complainte », la scène présente littéralement une calèche à trois chevaux, signe d’un transport moins féérique qu’archaïque, mais renvoie encore au nom porté par la commission extra-judiciaire à l’époque des grandes purges en URSS, expression d’un système juridique vicié.
La scène de banquet en forme de théâtre grotesque, parodique, parachève ensuite cette critique en signant – singeant – la parodie de la parodie que sont les institutions elles-mêmes. Cette scène, entre représentation du pouvoir et sa caricature intrinsèque, au sein d’une partie finale placée sous les auspices conjoints du rêve et de la réalité, consomment ainsi une sorte de vertige abyssal. Cette scène, comme l’a confié le réalisateur dans l’entretien qu’il nous a accordé, est à l’origine de son prochain film, qui devrait s’intituler Le Procès, consacré aux procès staliniens. Loznitsa dresse déjà ici une forme de procès de la Russie, mêlé à une complainte envers ceux qui ont « niqué ce grand pays ».
Sans conteste, Loznitsa endosse la formule de la femme, porte-voix des droits de l’homme : « je ne comprends pas ce peuple. » Le comprendre passe par son cinéma qui fonctionne comme allers-retours productifs entre la pratique documentaire, la fiction et le remontage d’archives. La séquence finale, introduite par l’attente de la femme douce à la gare est certes une citation directe du documentaire La Station (2002), mais elle fonctionne comme une vaste mise en abyme filmique, de la fiction ici élaborée. Elle peut aussi s’appréhender dans la perspective du remontage d’archives, et ce faisant constituer le noyau dur du cinéma de Loznitsa : dans Revue (2008), on pouvait ainsi considérer le continuum entre une scène de travail dans les champs dans une ferme collective, mis en spectacle ensuite, puis filmé par les actualités de propagande dans les années 1950/1960, avant d’être remonté par Loznitsa. C’est un « spectacle » de la scène de la vie politique russe qu’il re-mont®e en clôture d’Une femme douce.
Loznitsa confirme ici la façon dont son cinéma se nourrit de l’histoire récente et de l’actualité avec une conséquente force et épaisseur, et avec la singularité de son approche – documentaire, fictionnelle, historique (archivistique).
Si douceur il y a chez lui, comme dans le titre traduit à tort de l’ouvrage de Dostoïevski, elle est néanmoins sourde, grinçante, et même tranchante. Dans la scène du banquet, un personnage recourt à la métaphore du cafard pour le peuple, lequel « ne moufte pas », avant qu’un autre ne lui rétorque : « nous ne sommes pas des cafards. »
La lutte des droits de l’homme, comme s’en fait le chantre la femme du bureau des requêtes, constitue bien un champ à labourer : « Nous sommes les agents de ce peuple multiethnique, de ce peuple martyr et de ce peuple victorieux. » Le cinéma de Loznitsa est ce tracteur labourant ce champ, image utilisée par Eisenstein en 1925 pour rendre compte de la façon dont le film travaillait dans le psychisme du spectateur : ce qui était un « rêve soviétique » dans La Ligne générale (1929) a viré au cauchemar, et le ciné-poing s’est mué en ciné-hache (voir un des portraits figurant Loznitsa avec une hache dans la main), laminant pour mieux faire sortir du sommeil.