Le premier long métrage de l’acteur déjanté Paul Dano (Little Miss Sunshine, There Will Be Blood, Love and Mercy) affiche un classicisme qui désarçonne un peu au départ. Hommage au mélodrame hollywoodien, ce récit nous plonge dans les déchirements d’une famille dans les années soixante. Joe, un adolescent, assiste impuissant à l’effritement du couple de ses parents Jerry et Jeanette. La chronique familiale et sociale reprend ainsi des attendus du genre : le portrait d’une mère en quête d’émancipation mais encore très dépendante des hommes, la peinture d’une société américaine inégalitaire et parfois injuste, broyant les individus les plus fragiles (Jerry). Cette intrigue un peu convenue demeure élégante, tout se racontant ici avec pudeur et retenue comme au temps du code Hays. Le père est licencié sous les yeux de son fils Joe, cependant il reste hors champ ; son mal-être, on le devinera surtout dans ses non-dits ; quant à Jeannette, la mère, elle prend ses distances, cherche un travail et disparaît dans la journée, mais on ne découvrira la nature exacte de ses activités qu’assez tard dans le film. Si le couple parental existe souvent en dehors du cadre, c’est qu’il s’agit surtout de partager le point de vue du fils. Toute l’histoire sera en effet celle de ce regard d’adolescent, et c’est surtout sur ce point que Wildlife sonne juste et devient émouvant.
Histoire d’un œil
Face aux déchirements de ses parents, Joe est d’abord un observateur passif, incapable d’agir sur le monde. D’où un isolement (parfois trop systématique) du personnage dans la composition des plans : des vitres le séparent de son environnement et une même image revient toujours — celle du visage de Joe, les yeux écarquillés face à ses parents, filmé dans un très lent travelling avant. Mais Paul Dano fait bientôt de son héros un artiste en devenir dont le regard sur le monde s’aiguise progressivement, au point de percer les secrets de sa famille. En donnant au fils un job d’assistant photographe, le réalisateur en fait explicitement un personnage de photographe naissant, bientôt résolu à réaliser ses désirs à travers son art plutôt que de changer l’ordre du monde. Ainsi le film s’achèvera logiquement dans un studio de prise de vue, où le jeune homme parvient à réunir ses parents autour de lui pour une photographie. Dans cette généalogie douce-amère du photographe — probable autoportrait de Paul Dano, tant son acteur principal Ed Oxenbould lui ressemble, la photographie elle-même demeure pourtant bien peu présente. C’est en fait le regard du personnage qui la contient en germe. Joe comprend ainsi l’éloignement entre ses parents en « capturant à la volée » des images fugaces : un père tristement esseulé face à la télévision dans la nuit, ou la rapide échappée du corps nu d’un vieil homme libidineux hors de la chambre maternelle. Au contraire du très beau Life qui plongeait doucement le spectateur dans un regard qui sublimait et prolongeait l’instant, la vision photographique procède donc ici par de brèves fulgurances qui, loin de transformer le réel, en permettent le dévoilement lucide. C’est pourquoi la caméra fait du visage d’Ed Oxenbould une sorte d’icône, toujours calme et compatissante face à la folie des adultes — comme si la distance du regard photographique rendait possible une pleine acceptation de la vie, quelle que soit sa charge de douleur.