Quelque part entre le Pôle Nord et Paris, La Famille Addams et un film d’animation japonais, J’ai perdu mon corps est un conte à la fois cruel et candide dont les paradoxes émerveillent. Il réussit haut la main un pari pourtant difficile : rendre captivant et émouvant le périple d’une simple main, qui n’a ni voix ni visage. C’est que cette main s’impose comme un personnage doté d’une vie propre, comme l’indique son titre à la première personne du singulier qui lui assigne également un but : retrouver un corps qu’elle a perdu. Dès le début, où un homme menace de la découvrir alors qu’elle s’échappe d’une salle de dissection, la main se doit de surmonter des obstacles. À son échelle, le monde semble dès lors plein de dangers : les rats apparaissent comme de violents prédateurs et les chiens comme de géants colosses aux mâchoires de fer. La main fait heureusement preuve d’une inventivité folle lorsqu’il s’agit de sortir d’une situation difficile, échappant par exemple à la noyade en s’accrochant à une balle de tennis ou parvenait à ne pas s’écraser au sol en utilisant un parapluie en guise de parachute. À ce titre, le film met en avant toutes les ressources dont elle dispose (sa capacité à saisir, serrer ou s’agripper), puis dilue la révélation de la façon dont elle a été séparée de son corps à travers plusieurs flashbacks sur la vie de son propriétaire, Naoufel, jeune rêveur maladroit. En voyant ce dernier manipuler une série d’instruments tranchants (son métier consiste à travailler le bois), on ne peut s’empêcher de redouter une violente scission au moindre accident.
Un pas de côté
Certains plans, qui adoptent un point de vue interne, viennent accentuer la subjectivité de la main. Elle s’affirme comme une créature douée d’émotions que les détails de l’animation permettent de retranscrire avec précision. On éprouve alors une réelle empathie pour cette main qui, dans son isolement, semble aussi pathétique que grotesque, sentiment renforcé par une bande-son composée de nappes mélancoliques. Le film creuse cette idée encore plus loin et donne à voir sa mémoire sensorielle (le sable glissant entre ses doigts), affective (le père de Naoufel qui lui apprend comment attraper une mouche) et traumatique (la mort des parents du jeune homme dans un accident de voiture). La réminiscence de fragments issus du passé ouvre sur une catharsis qui permet à la main et à son propriétaire de faire son deuil jusqu’à un apaisement salvateur. C’est sur cet horizon de liberté que s’achève le film, après nous avoir fait croire à un dénouement bien plus funeste. Dans une scène, Naoufel affirme à Gabrielle, la fille dont il est épris, qu’il est possible de changer le cours de son destin en faisant simplement un « pas de côté ». On pourrait en dire autant de ce film qui parvient toujours à sortir des sentiers battus, méritant donc le prix qui lui a été décerné à la Semaine de la Critique.