Au milieu de séances parfois arides, d’expérimentations intéressantes, de tentatives ratées, il arrive un moment où le festivalier zélé peut se laisser happer par la plénitude romanesque d’un film parfaitement inattendu. Nous avions laissé le réalisateur brésilien Karim Aïnouz avec Zentralflughafen – THF, joli documentaire sur l’accueil des migrants en Allemagne. Il revient ici à la fiction, dans la veine de son premier long-métrage, Madame Satã, déjà sélectionné en son temps à Un certain regard. Si le ton de La vie invisible d’Eurídice Gusmão tranche avec les films vus jusqu’ici, sa réflexion sur la condition féminine le rapproche de certains de ses voisins de salle, à commencer par Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, mais aussi Nina Wu de Midi Z ou Share de Pippa Bianco qui, tous, représentent et questionnent les violences psychologiques, physiques et sexuelles, mais aussi le poids des normes sociales de leurs époques respectives.
Dans le cas de La vie invisible, il s’agit des années 1950 et de la société brésilienne patriarcale d’alors, où Eurídice et sa sœur Guida, au sortir de l’adolescence, rêvent leur vie d’adulte. Séparées par le conservatisme de leur père, elles ne cessent jamais de penser l’une à l’autre et ignorent qu’elles vivent en réalité dans la même ville, chacune croyant que l’autre a refait sa vie en Europe. La scène où les deux femmes manquent de se croiser dans un restaurant, par le suspense sentimental qu’elle ménage au moyen d’un découpage virtuose, puis d’un ralenti parfaitement maîtrisé, révèle la dette qu’a le film envers le mélodrame dont il apparaît comme une variation contemporaine impeccable. Affirmé à sa naissance comme le genre cinématographique féminin par excellence, il acquiert ici une dimension puissamment féministe en s’ancrant dans un quotidien scruté à la loupe. Eurídice devient ainsi l’image même de la femme au foyer enfermée dans son rôle de maîtresse de maison (les plans récurrents où on la voit s’affairer dans la cuisine depuis le seuil, avec l’encadrement de la porte qui rétrécit le cadre), alors que Guida doit faire face à toutes les difficultés inhérentes à sa situation de mère célibataire (ses tricheries avec les administrations qui ne reconnaissent pas son statut).
La construction dramatique en deux intrigues parallèles qui s’effleurent mais ne se rencontrent jamais épouse cette logique. Chaque situation – grossesse, décès, repas de fête, etc. – se trouve dédoublée : il y a la version familiale officielle autour du personnage d’Eurídice et son reflet clandestin avec Guida. La plus belle idée du film réside dans le fait de superposer sur cette réalité les fantasmes que chacune des deux héroïnes entretient au sujet de la vie de sa sœur. Toutes deux chérissent l’image d’une « vie invisible » de l’autre comme une échappatoire à leur propre existence. Guida pense qu’Eurídice est devenue une grande pianiste à Vienne, alors qu’Eurídice imagine Guida heureuse avec son mari en Grèce. La relation épistolaire à sens unique que Guida continue d’entretenir cristallise ce décalage en plaquant sa voix off sur les images d’un quotidien désenchanté.
Un autre aspect particulièrement séduisant de La vie invisible réside dans sa façon de faire de Rio sa matière même – littéralement. C’est-à-dire que l’image sur pellicule adopte un grain épais comme contaminé par la chaleur moite de la ville, à l’image des corps eux aussi toujours humides et luisants de sueur. La photographie fond personnages et décors dans une même palette colorée et bouillonnante, presque étouffante. On comprend que le goudron épais de la ville labyrinthique séparera les deux sœurs à jamais.