Marin des montagnes ne partage en apparence que peu de points communs avec le précédent film de Karim Aïnouz, La Vie invisible d’Euridice Gusmão (Prix Un certain regard à Cannes en 2019). La première rupture entre les deux est bien sûr formelle, puisque le cinéaste fait ici le choix du documentaire et raconte à la première personne le voyage qui l’a conduit, en 2019, sur la terre natale de son père, en Algérie. La seconde est en trompe-l’œil, car contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’abandon du registre mélodramatique est loin d’entraîner un renoncement à l’émotion ou au lyrisme. Le film démarre pourtant de manière relativement sèche, par les images banales d’une traversée en bateau (pont, escaliers, salles de réception, passagers, etc.) qui escamotent la subjectivité du réalisateur, réduite aux photographies d’une cabine impersonnelle où l’on aperçoit furtivement la silhouette d’Aïnouz dans un miroir. Quelques indices suggèrent malgré tout que la traversée aura non seulement une valeur initiatique, mais que sa portée émotionnelle dépassera les attentes du cinéaste. D’abord, grâce à un mot et à sa définition, qui apparaissent à l’écran au seuil du film : calenture, un délire fiévreux conduisant les marins des zones tropicales à se jeter à la mer. Ensuite, par la voix off d’Aïnouz, qui lit une longue lettre adressée à Iracema, sa mère disparue. Comme un refrain mélancolique, les mots « Iracema, je me demande… » rythment le mouvement indolent du film et renvoient aux mystérieuses racines du réalisateur, conçu aux États-Unis, mais né au Brésil et élevé sans son père Majid, resté en Kabylie.
La beauté de Marin des montagnes tient d’abord à la posture paradoxale du cinéaste, à la fois ethnographe et enfant du pays, mais aussi étranger croyant reconnaître dans chaque visage anonyme un cousin ou une sœur possible. Aïnouz prend d’abord son temps pour observer la surface de la ville (son périple commence à Alger) et filme les façades, devantures de magasins et groupes de passants dans une suite de plans fixes préparés avec soin. Mais les tableaux qu’il compose sont toujours plus vivants que prévu : un boucher sort du cadre pour venir l’interroger, trois jeunes hommes veulent raconter leur quotidien à la caméra, et même les rues les plus désertes se peuplent soudain, en pleine nuit, de danses improvisées. La ville tout entière semble ainsi vouloir entrer dans le champ et, de rencontre en rencontre, le réalisateur est presque aspiré malgré lui vers le cœur profond du pays, jusqu’aux montagnes de l’Atlas, à Tizi Ouzou, la ville où a grandi son père. C’est là, au détour d’une conversation, qu’il croise par hasard un homonyme, Karim Aïnouz, né la même année que lui. Cette scène, véritable point de bascule du film, bouleverse le dispositif documentaire et fait taire pour un temps la voix off, remplacée par les éclats de voix de la famille Aïnouz, heureuse et surprise de rencontrer ce parent dont elle ignorait l’existence. Si le réalisateur continue de filmer les habitants de Tizi Ouzou dans des plans fixes savamment étudiés (les surcadrages rappellent l’extériorité du filmeur à ce milieu, par la présence d’une porte ou d’une fenêtre qui le sépare des autres), les figures qui les habitent semblent plus désireuses que jamais de l’inviter à entrer dans le cadre, prêtes à l’adopter comme l’un des leurs.
Quelque chose de profondément romanesque émerge de la manière dont Aïnouz est accueilli, d’abord comme un frère, mais aussi comme un cinéaste dont les images ont vocation à parcourir le monde (« je vais aller au Zimbabwe », s’amuse une vieille dame assise dans un fauteuil roulant). Le documentaire, d’abord ancré dans une trajectoire très intime, élargit alors sa portée et nous renvoie à une conception presque primitive du cinéma comme pouvoir absolu des images, capable non seulement d’enregistrer des souvenirs, mais aussi de transporter des corps, des histoires et même un pays tout entier aux quatre coins du monde. Cette « séance spéciale » mérite donc bien son nom : voir surgir à l’écran ces figures espiègles et bienveillantes, conscientes de voyager en même temps que le film dans les contrées les plus improbables (à commencer par la Croisette), constitue un petit moment de grâce.