Après Haewon et les hommes en 2012 et Sunhi en 2013, voici que le cru Hong Sang-soo 2014 débarque sur les écrans français en ce début d’été 2015. Il faut dire que l’on est désormais habitué à cette livraison annuelle légèrement décalée de quelques mois par rapport à leur présentation en festival. Vu à la dernière Mostra de Venise et récompensé par la Montgolfière d’Or du dernier Festival des 3 Continents, Hill of Freedom prolonge – personne ne sera surpris là-dessus a priori – l’œuvre du cinéaste coréen en s’avançant comme une nouvelle variation autour des jeux de l’amour, du hasard et du soju. On retrouve ainsi chaque nouvelle proposition de HSS comme on rejoindrait avec impatience un ami déjà un peu ivre au bar du coin et qui, à chaque rendez-vous, nous raconterait ses énièmes péripéties amoureuses mi-comiques mi-tragiques sur un ton à la fois badin et mélancolique, à la frontière de la rêverie et de la projection mentale.
Ivresse du montage
Un bar de Séoul, c’est d’ailleurs le lieu que le titre du film désigne ici un peu ironiquement, même si l’endroit s’apparente plus à un café relativement chic où s’arrime progressivement un jeune étudiant japonais à la dérive. Hébété constamment par la vie et surpris de ce que chaque coin de rue lui offre, Mori erre dans la capitale coréenne à la recherche de Kwon, une jeune fille dont il était secrètement amoureux et qui a dorénavant disparu mystérieusement. Il échoue ainsi, au gré de ses tribulations et de ses (dé)marches hasardeuses, au Hill of Freedom et ne tarde pas à attirer l’attention – doux euphémisme – de Youngsun, la serveuse qui a, par ailleurs, oublié d’avoir froid aux yeux. Et comme dans toute œuvre du jeune maître coréen, Mori fera aussi connaissance avec toute une constellation de personnages qui dessine un rapport à la fois absurde et tendre au monde : le neveu de sa vieille logeuse qui radote ses lubies sentimentales, un néo-hippie américain dont le discours prête volontairement à sourire, et même un petit chien dont le nom signifie littéralement « rêve ». Galaxie d’un univers à la fois proche et lointain, mais qui a besoin de l’altérité pour exister. Ainsi, après avoir plongé une Française (Isabelle Huppert) en Corée dans Another Country en 2012, le cinéaste alimente ici le trouble du monde en faisant d’un Japonais en terre coréenne la figure d’une étrangeté à la fois gaguesque et introspective. La difficulté de Mori à s’exprimer dans un anglais approximatif symbolise et dit bien l’impossibilité de communiquer ses sentiments, à les verbaliser, comme si, par principe, ses atermoiements du cœur dépassaient les simples mots.
On reconnaît aisément et rapidement dans Hill of Freedom les deux axes du cinéma de HSS qui déploie ses films comme des équations poétiques à plusieurs inconnues : l’abscisse – soit, à l’horizontale, le déplacement du personnage et ses déambulations pédestres dans une ville ; et l’ordonnée – soit, à la verticale, ses moments de stase, d’immobilité absolue, généralement dans un bar autour de quelques verres de soju qui vont lui révéler progressivement la nature de sa recherche – et, finalement, la vanité drolatique de celle-ci. Hill of Freedom ne déroge pas à ce système qui, évidemment, s’agence plus librement qu’on pourrait le penser et ne tombe jamais dans un automatisme programmatique fatalement répétitif. Il faut dire que HSS a ici délibérément ajouté un troisième plan à son film qui lui permet de s’enfoncer dans un temps mystérieux qui n’est pas un futur simple mais plutôt un conditionnel, soit à la fois un mode servant à marquer l’irréel et un temps servant à marquer la postériorité. En effet, le récit est mené – et troublé – par les lectures du journal intime de Mori par Kwon, la disparue. Le jeune japonais y relate, à son adresse, son séjour coréen infructueux et les pensées sécrètes de son cœur. Sauf que HSS ne s’arrête pas à ce procédé littéraire mais explose sa narration linéaire en brisant la temporalité de son récit : en effet, Kwon trébuche dans ses escaliers et fait tomber les pages du journal qui se mélangent inextricablement. Le montage de Hill of Freedom est ainsi chamboulé car délaissé à l’aléatoire de séquences qui se raccordent sans signification mais dans une anarchie évocatrice de l’absurdité des sentiments humains. On imagine ainsi le cinéaste coréen ayant cliqué, un verre à la main, sur le bouton random de sa table de montage et s’amusant du chaos créé par le hasard érigé ici en ligne de conduite. En un mouvement de caméra particulièrement émouvant, il décide même de laisser une des feuilles du journal de Mori sur le sol de l’escalier de Kwon, soit une page manquante, un hors-champ dans ce récit qui n’aime tant que l’incomplétude et l’inachèvement pour finalement y déceler une sérénité inquiétante.