Alors que ce 74e Festival de Cannes vient de s’achever avec le sacre de Titane de Julia Ducournau, retour sur quelques tendances d’une édition mi-figue mi-raisin, où ont toutefois brillé quelques très beaux films.
Si ce Festival de Cannes s’est ouvert sur une invitation à fêter un supposé retour à la normale (« So may we start ? »), c’est un autre détail d’Annette qu’il faudrait, a posteriori, retenir au moment de faire le bilan de cette édition. La première image de ce festival fut une table de mixage, que l’on a retrouvée plus loin dans le magnifique Memoria d’Apichatpong Weerasethakul. Dans une perspective éminemment caraxienne (on pense notamment à l’ouverture d’Holy Motors), le studio se présente dans Annette comme un décor allégorique, un espace où le créateur se met lui-même en scène en train de lancer la fiction quand, chez Weerasethakul, il est le théâtre de la reconstitution, lente et méthodique, d’un son qui hante le personnage de Jessica (Tilda Swinton). L’image-mentale d’un créateur contre une séquence d’archéologie sonore, le geste d’un auteur (qui s’affiche tel quel) contre la précision d’un découpage patient : il y aurait beaucoup à dire sur ce qui sépare ces deux scènes, mais on préférera plutôt s’arrêter sur un détail de composition autour duquel se noue la matérialisation du son intérieur de Memoria, et qui illustre particulièrement bien la finesse de mise en scène dont fait preuve le film. À l’instar des séquences qui précèdent, l’actrice se voit d’abord redoublée, en arrière-plan, par une ligne qui cisaille l’espace en deux (ici : l’angle droit d’un mur). Elle s’avance ensuite pour s’asseoir à côté du mixeur, sans que la règle ne change : d’un siège à l’autre, Jessica se superpose toujours à cet axe structurant l’organisation du plan. Mais voilà que le son s’affine et que, Jessica, émue, assiste à l’extériorisation de ce bruit qui la hante. Raccord : la voilà désormais passée à gauche de la ligne ; elle est, à la lettre, désaxée. La quête de ce son fait dès lors basculer le quotidien de Jessica dans une expérience déstabilisante, voire terrifiante (la première partie du film est striée de détonations qui déchirent, sans crier gare, la langueur des scènes), tout en se révélant synonyme d’ouverture à l’ailleurs, au ciel et au passé, au cosmos et à la mémoire du monde tout entier.
Il est dès lors tentant, d’autant qu’il s’agit des deux films préférés de la rédaction, de mettre en parallèle Memoria et Drive My Car de Ryūsuke Hamaguchi, qui s’ouvrent d’ailleurs tous deux sur un plan analogue (une femme dans un lit, plongée dans la pénombre). Lui aussi fait le récit d’une hantise sonore (la voix de la femme défunte de Yūsuke, archivée dans une cassette qu’il réécoute à bord de sa voiture) et travaille une articulation parfois retorse entre l’image et le son. Le film dépeint notamment les préparatifs d’une représentation d’Oncle Vania de Tchekhov, où chaque acteur parle une langue différente (japonais, coréen, anglais, langue des signes, etc.). Yūsuke leur demande à plusieurs reprises de lire d’abord leur rôle sans le jouer, avec neutralité. Les séquences s’articulent ainsi autour de la matière du texte, des différentes voix des personnages, mais aussi des dynamiques incarnées par des jeux de regards et la construction du découpage : les incertitudes des comédiens, la rivalité palpable entre le metteur en scène et un jeune acteur qui a été l’amant de sa femme, etc. Comme l’expliquait Corentin Lê dans sa critique, le film cheminera vers une réconciliation pleine et entière de la voix et du corps, par l’entremise, comme dans Memoria, d’une rencontre et d’un voyage.
Du titane à l’or
Une ouverture à l’ailleurs qui tranche avec une sélection autrement plus cérébrale, riche en autofictions (Bergman Island, Tromperie, présenté à Cannes Première), mises en abyme (la dernière scène d’Annette, où Adam Driver est grimé en Leos Carax) et autoportraits (Titane). Ducournau, justement, a remporté une Palme d’or qui n’est pas sans susciter certains quiproquos : faux film de genre, qui concentre des marques d’hybridité et de « fluidité », pour citer le mot qu’elle a employé au moment de recevoir sa récompense, Titane est un film qui parle surtout de sa réalisatrice, la nouvelle « Titane » du cinéma français, et peut-être international (ce n’est probablement pas un hasard si la cinéaste a commencé son discours en anglais). La Palme d’or, dont la valeur est avant tout symbolique (voire économique, le prix dopant bien souvent la valeur commerciale d’un film), a donc récompensé un film « imparfait », dixit à nouveau Ducournau, mais aussi un « geste » parfois brouillon, peuplé de petits clips et de montages parallèles mal fichus et vains (exemplairement, à la fin, lorsque que l’héroïne « perd les huiles » et que, de concert, le personnage de Vincent Lindon s’enflamme le ventre), où le souci de « faire image » prend le pas sur celui de mettre en scène.
S’il est difficile de tirer un fil clair d’un festival où jamais les films n’ont été aussi nombreux – une grosse soixantaine auront fait l’objet d’un texte dans nos colonnes –, on retiendra notamment que les auteurs les plus attendus auront connu des fortunes diverses : Paul Verhoeven a signé un film aussi passionnant qu’étrange avec Benedetta, le cas de Leos Carax continue d’alimenter un profond malentendu, The French Dispatch ressemble à une impasse pour le cinéma de Wes Anderson, Tre Piani de Nanni Moretti a déçu, sans être le naufrage annoncé par les premiers spectateurs. D’autres films, moins en vue et également « imparfaits », méritent d’être salués : Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid, Lingui de Mahamat-Saleh Haroun, ou encore Red Rocket de Sean Baker. Sans parler des sélections parallèles, qui en dépit de l’effet de concentration opéré par la sélection officielle, ont su tirer leur épingle du jeu (entre autres : La Légende du roi crabe, Train Again, Bruno Reidal, Journal de Tûoa, I Comete, The Souvenir Part II…). En somme, le festival aura rempli, avec ses hauts et ses bas, ses paris manqués et ses réussites, sa mission : nous donner du grain à moudre pour les mois à venir.