Pour son prochain Rendez-vous, Critikat propose une séance « Hors les murs » du dernier festival Entrevues de Belfort. Dans le cadre de La Transversale, Mathieu Macheret a offert une programmation, en décembre dernier, autour du remake. Reprise, donc, au Reflet Médicis le jeudi 23 mars avec, en double séance, le chef d’œuvre de Douglas Sirk, Tout ce que le ciel permet, suivi de son remake par Fassbinder, Tous les autres s’appellent Ali. En attendant la séance du jeudi 23 mars au Reflet Médicis à Paris, et pour se mettre en bouche, voici le texte qui accompagnait la programmation dans le catalogue du festival.
Le remake : tout est à refaire
Sous sa dénomination assez fruste, le terme de « remake » (de l’anglais « refaire ») recouvre un usage très identifié, pour ainsi dire familier, et pourtant assez peu théorisé, du champ cinématographique. Depuis L’Arroseur arrosé (1895), tourné plusieurs fois par les frères Lumière, ou les différents plagiats du Voyage dans la Lune (1902) de Georges Méliès, le cinéma n’a jamais cessé de recommencer les mêmes films comme on reprend les mêmes standards, ou comme l’on remet d’anciens sujets au goût du jour. A priori, rien ne semble distinguer la pratique du remake d’une dialectique propre à l’histoire de l’art, à savoir celle de l’emprunt et de l’apport : comme on le sait, le théâtre de Racine vient de celui d’Euripide, les Fables de La Fontaine de celles d’Ésope, Don Quichotte des romans de chevalerie, l’architecture classique de l’Antiquité, le hip-hop du jazz, et ainsi de suite. Tout n’est qu’un grand recyclage de récits et de formes, et l’art en lui-même, y compris dans son rapport premier à la nature, pourrait très bien ne consister qu’en cette simple devise : « refaire, mais autrement ». Cependant, le remake a ceci de particulier qu’il met à jour une dualité constitutive du cinéma, échappant de ce fait au strict domaine de l’art.
En effet, le remake répond en premier lieu à la part industrielle du cinéma. Si l’on a pu, par exemple, qualifier Hollywood en son âge d’or d’ « industrie du prototype », c’est parce que l’organisation rationnelle des studios intégrait le fait que chaque film devait, pour ne pas lasser le public, être à la fois reconnaissable et unique, et donc la production participer d’une double logique sérielle et innovante. Cependant, un délai informel au-delà duquel ce même public, dont la nature est de changer, oublie les films vus, donne blanc-seing à l’industrie pour les refaire tels quels. On comprend donc l’intérêt commercial, souvent mercantile, du remake, estimant que les films sont périssables et qu’il faut les « lifter » régulièrement pour les rendre visibles aux nouvelles générations de spectateurs. Dans cette optique, le remake n’est rien d’autre qu’une forme de duplicata, rhabillé par les conventions esthétiques de l’époque qui le voit naître. Mais l’envie de refaire un film n’est heureusement pas du seul fait de l’industrie, un cinéaste pouvant trouver dans ce projet une façon d’exprimer son admiration pour une œuvre ou de la contester, comme de perfectionner ou d’actualiser l’une des siennes. Le remake peut alors prendre la forme d’un hommage ou d’un défi, mais répond dès lors à une logique filiale, qui l’inscrit ipso facto dans une histoire des formes – contrairement à la simple « mise à jour » industrielle. Duplication ou perpétuation, la vérité du remake n’est bien sûr jamais aussi tranchée et nage souvent quelque part entre ces trop évidentes lignes de flottaison.
Comment définir plus précisément le remake ? Car les termes de copie ou d’adaptation ne suffisent pas à rendre compte de sa propre réalité, ni de l’effet qu’il suscite. Posons-le le plus simplement du monde : le remake se distingue des autres films en ceci qu’il n’est pas issu d’un texte original, ni d’une quelconque idée de sujet, mais bien d’un film préexistant. Ou, pour le dire autrement : le seul texte du remake, c’est la forme même du film dont il tire son origine. La notion de remake établit d’emblée une interdépendance organique entre deux films : il faut que l’un soit, en quelque sorte, sorti de la matière même de l’autre. Par exemple, les Madame Bovary de Jean Renoir et de Vincente Minnelli, n’entrent pas dans la catégorie du remake, car ils ne sont que les adaptations successives du même roman de Gustave Flaubert, et n’entretiennent pas entre eux de lien organique. En revanche, le Frankenstein Junior (1974) de Mel Brooks, de par sa photographie et sa structure, sort directement de la cuisse filmique du Frankenstein de James Whale (1931), et entretient avec lui une plus grande proximité qu’avec le roman de Mary Shelley. On le voit bien, le remake est affaire de glissements esthétiques d’un film à l’autre. Il a pour insigne avantage d’écarter la primauté du sujet – car deux films qui partagent le même sujet ne sont pas pour autant des remakes, et inversement – pour mettre l’accent sur la pure mise en scène, considérée sous l’angle de la variation. Ainsi, son champ constitue un excellent poste duquel observer l’évolution des formes, des esthétiques, des représentations à travers l’histoire du cinéma, comme la variété de celles-ci d’un pays ou d’un continent à l’autre. Le remake est un formidable outil de comparaison et de mesure différentielle.
Une fois ces définitions esquissées, il faut bien reconnaître que le remake est une notion glissante, instable, aux frontières poreuses, et qu’il en existe presque autant de cas que d’occurrences. De fait, nous avons moins retenu ses exemples canoniques, parmi les plus visités, tels que les Ben Hur ou les Scarface, que certaines de ses aventures les plus stimulantes, secrètes ou inattendues, de celles qui proposaient en tout cas les plus frappants écarts ou les variations les plus dynamiques. De par sa dualité propre, la question du remake révèle en premier lieu les grandes ruptures sur lesquelles s’est construite l’histoire du cinéma hollywoodien, dont l’imposant système reste sans doute celui qui s’est montré le plus enclin au recyclage. Entre la splendeur visuelle du Fantôme de l’opéra de Rupert Julian (1925) et sa reformulation hybride par Brian De Palma dans Phantom of the Paradise (1974), se joue, par exemple, bien plus que le hiatus du muet au parlant : entre la majesté expressionniste du premier et le barnum électro-rock du second, un même sens tragique de la marginalité (celle de leurs deux héros défigurés) reste intacte, toujours palpable malgré les progrès de l’ironie et du maniérisme. L’interprétation hallucinée de Lon Chaney, acteur du muet à l’incroyable présence tellurique, se reflète comme outrée dans l’agitation forcenée des petits pantins de l’industrie musicale, dont De Palma croque le grotesque et l’ignominie.
En revanche, entre La Féline (1942) de Jacques Tourneur, sommet du cinéma fantastique, et sa refonte par Paul Schrader quarante ans plus tard (1982), c’est la permissivité progressive des images, et l’obsolescence des interdits, qui se donne à comprendre. Le premier, tout de suggestion, jouait des ombres et du hors-champ pour désigner la sexualité coupable de son héroïne, tandis que le second, de plain-pied dans l’ère Reagan, montre la violence plein cadre, ainsi que la sensualité conquérante d’une troublante Nastassja Kinski, à travers une palette de couleurs fauves et enfiévrées, qui ont succédé aux subtiles partitions métaphysiques du noir & blanc. De même, de L’Impossible Amour (1943) de Vincent Sherman, à Riches et célèbres (1981) de George Cukor, on remarque l’explicitation du référent sexuel et l’abandon de la rhétorique allusive qui faisait corps avec le classicisme. Dans cette histoire d’amitié rivale entre deux écrivaines, c’est surtout la notion de personnage qui évolue : encore taillés, dans le premier, dans les oppositions franches et les stéréotypes puissants de l’âge classique, leur relation devient, dans le second, plus complexe, moins immédiatement lisible, car ciselée dans les nuances d’affects contradictoires. Un gain de précision qui compense la perte d’innocence. Autre exemple : avec La Mouche (1986), David Cronenberg parvient à transcender en tout points La Mouche noire (1958) de Kurt Neumann, une date dans l’histoire de la science-fiction, mais quelque peu engoncé dans les conventions de son époque. Le cinéaste canadien les fait voler en éclats et donne au récit une puissance de figuration extraordinaire, de par son obsession pour les mutations organiques, mais aussi grâce aux avancées des effets spéciaux et de l’animatronique.
Cette histoire du cinéma américain aboutit, comme on a pu le constater, à une décomposition-recomposition de ses motifs mythiques dans un grand mélange d’images remixées. Alfred Hitchcock a, en quelque sorte, inauguré le mouvement dans ses films des années 1950, en fétichisant à l’extrême les procédures du classicisme. Quand Brian De Palma réinvestit, trente ans plus tard, les œuvres du maître, c’est pour mieux en révéler le fonds de perversion et de névroses sexuelles. Son formidable Body Double (1984) emprunte le motif voyeuriste de Fenêtre sur cour (1954) pour le tremper dans l’imagerie pornographique triomphante qui infiltre alors jusqu’aux moindre recoins d’Hollywood (les vidéo-clips façon MTV ou les séries Z horrifiques). De Palma voit juste : dans la voie qui a conduit les images américaine d’un puritanisme non-dupe au porno-libéralisme, Hitchcock reste le principal relais. Dix ans plus tard, Quentin Tarantino mettra un dernier coup de vis à ce grand mélange imagier, en réinvestissant les marges des cinématographies populaires pour les mettre au diapason d’une jouissance emphatique. Son Jackie Brown (1997) ne se contente pas de rendre hommage à la blaxploitation des années 1970 : il « exagère » et déploie l’un de ses plus fameux exemplaires — Coffy, la panthère noire de Harlem (1973) — dont il récupère l’extraordinaire interprète Pam Grier, comme pour lui donner une seconde vie, amplifiée par les moyens et la conscience du cinéma contemporain.
Le cinéma américain ne suffirait pas à lui seul à circonscrire la question du remake, s’il n’était aussi considéré dans ses échanges avec l’étranger. Hollywood, nourri par les flux migratoires d’artistes et de techniciens venus d’Europe et d’ailleurs, s’est toujours montré attentif aux grands succès des cinématographies étrangères, pour mieux les reproduire à domicile. Par exemple, quand Fritz Lang tourne, avec La Rue rouge (1945), le remake américain de La Chienne (1931) de Jean Renoir, le crime passionnel dont il est question n’a plus du tout le même sens. Chez Renoir, c’est la ronde cruelle des désirs et intérêts qui conduit presque incidemment au meurtre, tandis que chez Lang, l’acte criminel procède d’une mécanique sociale si implacable qu’elle rejoint les forces antiques du destin. Pièges de Robert Siodmak (1939) et Des filles disparaissent de Douglas Sirk (1947) tracent, quant à eux, le cheminement typique de ce que fut l’émigration vers l’Ouest des talents allemands : le premier marque la fin de l’escale française de Robert Siodmak avant de rejoindre les États-Unis, et préfigure, en quelque sorte, le film de serial-killer. Son remake américain, par un autre émigré allemand, conserve le pittoresque de l’original en le déportant à Londres, mais s’avère plus farfelu, de par l’incohérence d’un récit mi-gothique mi-comique, qui sert surtout de prétexte au cinéaste pour s’essayer à ses fameux plans tortueux ou striés de reflets.
La traversée de l’Atlantique ne s’est cependant pas déroulée en sens unique. Si la modernité européenne s’est en partie fondée sur le rejet d’Hollywood, elle n’en a pas moins intégré l’influence des grands films américains. Fassbinder, par exemple, s’est réclamé des mélodrames de Douglas Sirk et a réinterprété leur distanciation latente – le fait qu’ils tenaient toujours un double discours sous le vernis hollywoodien – à l’aune de l’héritage brechtien. Tous les autres s’appellent Ali (1974) transpose Tout ce que le ciel permet (1955), de l’Amérique pavillonnaire à l’Allemagne de la reconstruction, soit d’un miracle économique à l’autre, la même lutte des classes transparaissant sous les amours non conformes qu’ils mettent chaque fois en scène. Puis, la modernité est revenue en Amérique sous différentes formes, dont le cinéma des marges ne fut pas l’une des moins surprenantes. Avec La Dernière Maison sur la gauche (1972), Wes Craven bricole une bande horrifique en reprenant l’argument de La Source d’Ingmar Bergman (1960). Convertissant son budget famélique en un rendu simili-documentaire, le cinéaste provoque le malaise par d’incessantes ruptures de ton, qui font se côtoyer la dérision, le grotesque et la terreur froide.
Reste tout de même à évoquer le cas épineux et passionnant de l’ « auto-remake », qui réunit des cinéastes de toutes provenances ayant un jour souhaité recommencer l’un de leurs propres films. Quand, par exemple, un géant comme Raoul Walsh refait High Sierra (La Grande Évasion, 1940) sous le titre de Colorado Territory (La Fille du désert, 1949), c’est moins par souci de variation que pour rhabiller le récit du genre qui lui convient le mieux. Le premier, en effet, est un film noir qui bascule à un moment dans un cadre de western, tandis que le second y appartient complètement. Walsh s’extirpe de l’ancrage urbain et contemporain, pour insuffler plus d’unité et de plénitude à l’action. Le caractère hybride de High Sierra se résout alors dans une pure directivité, Colorado Territory filant comme une flèche vers son terme. En revanche, Herbes flottantes (1959) du Japonais Yasujiro Ozu, est une répétition presque à l’identique de son Histoires d’herbes flottantes (1934). Toutefois, en vingt-cinq ans, le style du maître à changé : il est passé du noir & blanc à la couleur, et la truculence des années 30 a cédé le pas à un ascétisme et une réserve beaucoup plus résignés, laissant le temps faire son œuvre dans les rapports complexes qui lient ses personnages de comédiens. Le cinéaste français Jean Eustache, quant à lui, nous a livré un cas unique de « remake documentaire » : dans ses deux Rosière de Pessac (1968, 1979), il filme à près de dix ans de distance le même rituel villageois, et enregistre dans l’intervalle le profil mouvant du temps historique français.
Enfin, le cas le plus spectaculaire de la programmation revient sans doute à Jean-Luc Godard qui, à l’invitation du producteur Georges de Beauregard, devait tourner en 1975 un remake de l’emblématique À bout de souffle (1960), fleuron de la Nouvelle Vague. Le résultat, intitulé Numéro Deux, retranscrit le quotidien d’un jeune couple à travers les configurations intrusives du medium vidéo, et a tout de la commande détournée. Celle-ci exigerait presque qu’on invente pour elle une catégorie impossible du remake : celui qui n’aurait rien à voir avec l’original. Au-delà de la plaisanterie, une telle catégorie aurait au moins l’avantage de nous rappeler que le remake n’est parfois pas autre chose qu’un engin subjectif et ludique, nous permettant de circuler librement dans l’histoire du cinéma, et d’assembler selon des filiations réelles ou imaginaires des séries de films aimés.