La compétition du festival Entrevues à Belfort, constituée de premiers, deuxièmes ou troisièmes films, a ceci de précieux qu’elle permet de prendre des nouvelles d’un certain cinéma indépendant, fauché et libre, ne trouvant que rarement le chemin des salles. Le festival, qui a récompensé Ted Fendt en 2018 pour Classical Period, porte notamment une attention particulière aux petites productions américaines qui n’ont pas grand-chose à voir avec les grosses machines « indie » présentées à Sundance.
Cette année, trois d’entre elles figuraient en compétition, parmi lesquelles La Vie selon Ann (titre français de The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed) de Joanna Arnow. À Cannes, on s’étonnait de la présence d’un tel film à la Quinzaine des Cinéastes, que l’on aurait plutôt imaginé faire ses premiers pas à un festival tel que Belfort. Cette comédie radicalement sinistre a donc finalement trouvé ici son écrin naturel. Le producteur du film, Graham Swon, présentait par ailleurs, cette fois en tant que réalisateur, An Evening Song (For Three Voices). Accompagné d’une bande-originale ininterrompue (un morceau de drone d’1h26 de Rachel Evans) et filmé avec une caméra fabriquée pour l’occasion par le cinéaste et son chef-opérateur Barton Cortwright, cet objet inclassable s’organise autour d’un triangle amoureux dans le Midwest américain de 1938. Un couple d’écrivains (la femme est une romancière et poétesse de renom, tandis que son époux écrit pour des magazines pulp) s’installe à la campagne, où ils embauchent une domestique avec laquelle se noue rapidement une relation ambiguë. Chacun de leur côté, ils se confient à la jeune employée, grande brûlée et croyante, qui se retrouve mêlée d’abord à leurs confidences, puis à leurs désirs. S’entrelacent alors plusieurs couches de récits (d’un étrange fait divers aux histoires écrites par les personnages eux-mêmes) rythmées par autant de voix-off (les three voices du titre) s’écoulant au gré d’incessants et parfois sublimes fondus enchaînés. Un temps fascinant par son aspect presque liquide (les plans, comme les bouts de fictions, se coulent les uns dans les autres) le film, que l’on traverse à la manière d’un rêve, s’avère malgré tout trop opaque ; la caméra bricolée par le cinéaste produisant même littéralement un flou diffus sur une large surface du cadre. Lors d’un interminable travelling circulaire autour des deux femmes sur le point de s’embrasser, le caractère hypnotique de cette chanson du soir prend même la forme d’une berceuse paradoxalement étouffante.
Moins ambitieux mais plus accompli, Berman’s March marquait le retour à Belfort de Jordan Tetewsky et Joshua Pikovsky, un an seulement après la présentation de Hannah Ha Ha. Le titre n’évoque cette fois plus les débuts du mumblecore (Funny Ha Ha d’Andrew Bujalski) mais Sherman’s March, le fabuleux journal filmé de Ross McElwee que nous montrerons, heureuse coïncidence, dans quelques jours au ciné-club de Critikat. Au-delà de l’hommage et du motif du road movie, le film ressemble toutefois davantage à un remake d’Old Joy de Kelly Reichardt : Charlie Berman, simple ouvrier de chantier, traverse une poignée d’États pour rejoindre trois vieux amis de lycée dans un chalet. Passée la joie des retrouvailles, pure et bouleversante, la cruauté s’installe ; Charlie n’a plus grand chose à voir avec ces types qui n’ont à la bouche que placements financiers et enterrements de vie de garçon. Le duo de cinéastes filme avec une grande méticulosité ce délitement de l’amitié acté par une série de petites divergences politiques et morales. Bientôt isolé au sein du groupe, Charlie l’est aussi dans le cadre, là où ses trois compères sont souvent filmés ensemble. Dans une scène où il s’occupe du barbecue, à quelques mètres seulement de ses amis, il devient presque un voyeur, voire une sorte de présence invisible à laquelle rien n’échappe. L’acuité avec laquelle les sentiments de ce personnage pourtant mystérieux sont auscultés permet au film de ne pas démériter par rapport à son modèle reichardtien. Enfin, nous évoquions l’an dernier, à propos de Hannah Ha Ha, le caractère légèrement puéril de l’esthétique numérique du duo, dont la saleté artificielle repose sur une drôle de trouvaille : les cinéastes aiment en effet à tendre un collant sur l’objectif de la caméra. Sur ce point, il y a du mieux : ils ont cette fois-ci opté pour des bas beaucoup plus fins, permettant toujours aux phares de voiture de baver, mais désormais sans rendre floue la moindre scène.
L’horizon brésilien
Pour la deuxième année consécutive, le Grand Prix Janine Bazin ne vient toutefois pas d’Amérique du Nord, mais du Brésil. Dans O Dia que te conheci, André Novais Oliveira raconte quelques heures de la vie de Zeca, un bibliothécaire d’une école située dans la banlieue de Belo Horizonte. Avec une certaine rigueur dans l’observation des spécificités de ce décor urbain, la première partie se consacre au trajet tortueux que doit entreprendre Zeca pour se rendre à son travail : alors que son bus tombe en panne en périphérie de la ville, il décide, avec un compagnon d’infortune, d’aller s’acheter quelque chose à grignoter en attendant le prochain. Un événement aussi trivial que celui-ci donne à Novais Oliveira l’occasion de dévoiler ce paysage en soi assez peu cinématographique. Il filme notamment les personnages aller (en marchant) et venir (en courant) sur une passerelle en béton, grise et déprimante, en détaillant son architecture avec un soin semi ironique. Le virage sentimental promis par le titre (que l’on pourrait traduire par : « le jour où je t’ai rencontrée ») s’opère sur le chemin du retour quand Luisa, une collègue qu’il connaît mal, le raccompagne en voiture après lui avoir appris son licenciement. L’histoire d’amour que l’on sent s’esquisser prend néanmoins un tour inattendu, la relation des personnages évoluant principalement par le biais de dialogues consacrés à leur dépression respective et à leurs ordonnances d’antidépresseurs et autres anxiolytiques. Ni amer, ni niais (les personnages ne sont pas là pour se sauver mutuellement), le film parvient à figurer avec une grande douceur la façon dont ils s’apprivoisent l’un l’autre. S’ils ont de multiples points communs (ils sont noirs dans un pays encore largement raciste, appartiennent à la classe moyenne, etc.), le cinéaste ne fait pas ressentir d’évidence magique à leur relation, de même qu’il ne rend pas attendrissantes les maladresses dont ils font preuve. L’un des plus beaux plans du film, un long travelling accompagnant leur marche dans la nuit, rappelle les déambulations de Before Sunrise, à une différence majeure près : contrairement aux très bavards Jesse et Céline, Zeca et Luisa ne prononcent pas un mot. On ne sait pas bien si le cinéaste figure une entente parfaite ou une absolue dysfonction, mais le film brille justement par le caractère atypique de ce couple un peu gauche. Et Belfort de récompenser, une fois n’est pas coutume, un certain art de la micro-fiction.