Peut-on apprécier un film dont on n’a pas saisi la moitié des dialogues ? La réponse est, bien évidemment, oui. Avouons qu’aujourd’hui, dans la salle Darsena – la salle de presse – on avait du mal à suivre l’accent américain, à couper au couteau, des acteurs de Meek’s Cutoff, troisième long-métrage de Kelly Reichardt, après Old Joy et Wendy & Lucy. On peut même aller jusqu’à affirmer que, oui, en effet, ça fait du bien de ne pas tout comprendre aux dialogues d’un film, car alors ce n’est plus le sens qui nous apparaît – avec toutes ses obstructions – mais la langue. Or, la langue, c’est le pays. États-Unis, 1845. Ici, il s’agit de la langue des migrants américains qui, suite aux premières ruées vers l’or et au peuplement des bourgades de l’Ouest, marchent dans les plaines désertiques, en direction de l’Oregon. Dès les premiers plans du film, on suit l’avancée d’un petit détachement de personnages, isolés de leur caravane (qu’on imagine plus grande). Ils sont moins d’une dizaine à avoir suivi Meek, vieux baroudeur et aventurier, dans sa proposition de prendre un raccourci. Mais au fur et à mesure qu’on avance et que les jours se suivent, alors que l’eau et les vivres viennent à manquer, la petite troupe commence à douter des intentions de Meek : cherche-t-il à les aider ou à les perdre ? Sait-il seulement se repérer ? Les choses se compliquent quand l’équipée croise la route d’un indien. Sa capture, pour le contraindre a servir de guide, ajoute une inconnue à l’équation.
On a pu, depuis trois films, mieux cerner le style de Reichardt, fait notamment de ce suspense minimal qui semble les étirer de bout en bout. Ce suspense est lié à une marche et cette marche procède toujours d’une réaction de survie. On a pu dire de ces films qu’ils frôlaient l’insignifiance, par les petits faits anodins auxquels ils s’attachaient. Mais c’est justement parce qu’ils traitent de survie et que survivre, c’est s’attacher à des actions banales et essentielles qui prennent, l’espace d’un instant – le temps d’une marche, le temps d’un film – une importance démesurée. Dans Wendy & Lucy, Michelle Williams devait attendre l’ouverture d’un garage pour faire redémarrer sa voiture et reprendre la route. Dans Old Joy, deux compères devaient apprendre à se passer d’électricité pour retrouver les gestes simples de l’orientation. Ce suspense prend la forme d’un parcours – marche ou série d’épreuve – car ce qui intéresse Kelly Reichardt, c’est précisément le sentiment sur lequel il débouche et qu’on pourrait appeler « félicité » : cette « vieille joie » qui, de par son éloignement, de par cette rareté avec laquelle elle se manifeste, sécrète en elle-même sa propre amertume. Une joie qu’on retrouve est une joie qu’on a été une fois, qu’on sera toujours capable d’abandonner. Meek’s Cutoff marque une montée en puissance de ce style : cette fois, il étend ce parcours de survie à l’échelle d’une nation et de son histoire. Cette joie et cette amertume partagées, cette essence de paradis perdu s’appliquent dès lors à l’Amérique toute entière, ainsi qu’a ses fondements (le rapport avec les Indiens).
Peut-être s’agit-il d’un détail, mais Meek’s Cutoff est cadré au format 1:1,37, le format « Academy » historique, celui du cinéma classique. Cela installe d’emblée, qu’on le veuille ou non, une forme de filiation. On pense très vite à Griffith, à Ford, à Hawks. Reichardt, par une saisissante puissance de cadre, alliée à une frontalité, à une pureté primitives, retrouve cette façon de confronter l’homme à la terre qu’il arpente, de le fondre avec ce sol qu’il cherche à dompter, typique des pionniers du cinéma américain. La cinéaste réinvestit des notions d’espace qui nous semblaient depuis longtemps enfouies. Qu’on ait été capable de les abandonner suscite en nous une amertume que compense presque la joie des retrouvailles.