Difficile de ne pas établir de comparaison entre le dernier Tsui Hark et la co-réalisation de John Woo et Su Chao-pin, présentée vendredi dernier hors compétition. Difficile de ne pas voir que le premier réussit partout où le second s’était planté. L’inventivité bouillonnante de Tsui Hark, alliée aux chorégraphies géniales du grand Sammo Hung, perturbent le wu xia pian par un mélange de genres détonant – pour aller vite, du récit d’aventures au whodunnit – et qui ravive, pendant deux heures, la flamme du Hong Kong des années 1980. Une énergie feuilletonnesque, faite de magie, de guerre de clans, d’animaux qui parlent, de complots, de pantins mécaniques, secoue le film d’une rafale de rebondissements invraisemblables. Le récit, emberlificoté à mort, n’est pas qu’un prétexte à aligner des combats – mais aussi tout un tas de situations chorégraphiées – dont l’élégance et la complexité communiquent, d’ailleurs, une véritable jubilation. Il s’emballe tout seul, se jette à corps perdu dans une accélération et un contorsionnisme (tout le monde trahit tout le monde) dingues, s’abandonnant à une saturation de signes baroque. En fait, tout se passe comme si l’obésité narrative servait avant tout de tremplin à ces creux du récit – les scènes chorégraphiées – où tout, soudainement, se désolidarise du sens, pour prendre les armes et laisser place à de pures figures géométriques. Ici, le récit (auquel personne n’est sommé de croire) intègre à son cours sa ponctuelle extinction.
Plusieurs choses ont changé, chez Tsui Hark, qui font qu’on ne retrouve pas complètement le réalisateur de The Blade et Time and Tide – déjà dix ans. Le maitre du chaos organisé, chez qui jadis les éléments du combat se fondaient en un maelström d’énergie pures, gère désormais les scènes d’affrontement avec plus de clarté, retrouvant le statu quo d’une lisibilité qui semblait pourtant à milles lieues de son style. Le film d’arts martiaux affectionne les situations intenables, les nids de vipères, pour la simple et bonne raison qu’il se nourrit de crispations : c’est une suite de réactions chimiques explosives par lesquelles se stabilise, pour un temps, l’agressivité des atomes en jeu. Il faut toujours un moment où les signes se brouillent pour qu’ils puissent se redistribuer – sinon ils stagneraient, suspendus à leurs câbles. Tsui Hark avait innové en poussant cette perturbation jusqu’à sa limite expressive : le mouvement, le pur mouvement, isolé par la pression du montage qui, en resserrant sur lui les coupes, l’éjectait presque hors du plan. Aujourd’hui, après avoir pressé le plan pour lui faire rendre son essence vitaminée, Hark lui accorde une valeur de bloc, d’unité, de cadre au sein duquel le mouvement s’exprime, dispose d’une durée propre et s’observe dans son ensemble. Détective Dee… catalyse au lieu d’atomiser.
Les images de synthèses n’avaient jusqu’alors jamais pris une telle ampleur chez Tsui. Ici, elles servent à deux choses. D’une part – notamment dans les plans d’ensemble – elles servent à modéliser tout un monde, un monde de fantaisie dont le gigantisme exubérant (l’énorme Bouddha bâti à l’occasion du couronnement de l’impératrice) est, du coup, rendu possible. D’autre part – notamment dans les plans rapprochés et gros plans – elles signalent une altération des visages, une agression de l’épiderme, jaillissant à la surface de l’image, comme un vers hors du fruit. C’est dire leur drôle de position, partagée entre infiniment grand et infiniment petit. Cosmos englobant la fiction et agent viral tout en même temps, elles enserrent la matière réelle du film – corps des acteurs et décors « en dur » – à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Leur laideur, leur grossièreté peuvent, au premier abord, rebuter. Mais n’oublions pas qu’elles délimitent les conditions d’apparition et d’extinction de tout objet, de tout être, dans le monde du film. Elles sont, à nu, comme les conventions de la fiction intégrées à ses propres images. À la fois contenant (sans elles on ne pourrait pas raconter la même histoire) et gangrène (elles rongent l’image), elles ouvrent une brèche dans le cinéma de Tsui Hark qui, sans elles, aurait probablement couru vers une forme d’auto-combustion.
Merci à Olivier Ziel.