Essential Killing est un film sadique. La souffrance ne mène ici ni à la rédemption ni à une quelconque libération : elle existe en tant que telle ; elle est une déformation de l’humanité. L’objet de cette souffrance est Mohammed, rebelle afghan qui, par hasard ou par résistance politique -on ne le saura jamais- tue en début de film trois soldats américains surpris par un territoire qu’ils ne connaissent décidément pas. Torturé, avili, Mohammed réussit à sortir des griffes de ses bourreaux pendant un accident de voiture survenant lors de son transfert dans un centre de détention secret en Pologne. S’ensuit alors la longue errance du supplicié entre des forêts quadrillées par l’armée américaine, et des reliefs enneigés et hostiles, vers la mort, vers le vide. La déshumanisation se fait donc d’abord, pour Skolimovski, par la main de l’homme. Mais Essential Killing développe plus précisément l’idée d’une lutte perpétuelle entre ce Christ déformé et le milieu naturel dans lequel il disparaît peu à peu. Son Golgotha, ce sont les vallées polonaises ; son chemin de croix, loin d’ouvrir la porte d’une résurrection, d’une possibilité de survie, le précipite dans une bestialité instinctive. Une seule chose le sépare alors des animaux qui le concurrencent : sa mémoire, l’image d’une femme et d’un enfant perdus. Mais quand le souvenir devient fantasme, délire, quand l’esprit n’a plus aucune prise sur le corps, celui-ci laisse sa faiblesse prendre le dessus.
Sorte d’Into the Wild plus intelligent, Essential Killing a des qualités visuelles indubitables, notamment une certaine maîtrise de l’immensité cloisonnante des grands espaces, et le même défaut de fond : on ne cerne pas bien l’enjeu de l’acharnement que subit Mohammed, torturé, pris dans un piège à loups puis blessé au bras, à la jambe et au torse. Après avoir ingéré des fourmis pour calmer sa faim, Skolimowski lui fait le coup de l’écorce d’arbres et des baies toxiques. De cette succession d’épreuves physiques, on ne retient souvent que le résultat, les cris et les plaies. Mais quelle est la quête ? S’il s’agit d’une métaphore de la mort comme passage du réel au néant irrationnel, pourquoi contextualiser la chute de Mohammed en Afghanistan et faire appel à la sombre actualité des scandales liés à la torture perpétrée par l’US Army dans les contrées qu’elle a envahies ? Le sens du film est si peu clair qu’il devient une agression permanente qui semble un peu vaine : le champ sonore est sans cesse saturé par des bruits d’hélicoptères, des hurlements humains et animaux, des machines en tous genres, sans que notre héros malheureux n’ouvre jamais la bouche. Si bien que la beauté du geste, filmer l’humanité dans ce qu’elle enferme universellement -la violence, bien sûr-, apparaît davantage comme une performance pessimiste que comme une véritable réflexion sur l’absurdité du monde contemporain.