La Mostra compte une poignée de films-fleuves cette année, de ceux qu’il vaut mieux voir séparément et non sans avoir pris un expresso au préalable (heureusement disponible gratuitement en salle de presse). En compétition, Die Frau des Polizisten, le nouveau film de Philip Gröning (Le Grand Silence), n’en est que le petit Poucet, avec ses presque trois heures divisées en cinquante-neuf chapitres rythmant méthodiquement la vie d’un couple avec enfant où le mari policier bat sa femme, mais où l’amour demeure néanmoins (notre agent MM est venu, il a vu, il a détesté). Pour se rapprocher de la barre des quatre heures, il faudra compter sur des films hors compétition : Feng Ai de Wang Bing, At Berkeley de Frederick Wiseman et la nouvelle chronique Heimat d’Edgar Reitz (qui comporte même un entracte).
Cela fait près de trente ans qu’Edgar Reitz a entrepris de conter, au cinéma et à la télévision, des pans d’histoire récente de l’Allemagne profonde, à travers le destin d’une famille fictive, les Simon, implantée dans la région du Hunsrück (en Rhénanie-Palatinat), et plus particulièrement dans la ville tout aussi fictive de Schabbach. Soit, avant ce nouveau prolongement, plus de cinquante-trois heures de chroniques du vingtième siècle, solidement documentées par des recherches dans les récits familiaux de la région, réparties en trois mini-séries et un long métrage consacré aux figures féminines de la famille. Die andere Heimat – Chronik einer Senhsucht (traduisible grossièrement par L’Autre Patrie – Chronique d’une vision, le terme Heimat n’ayant pas un sens si évident pour les non-Allemands) pourrait être un prequel des épisodes précédents puisqu’il se situe dans les années 1840, époque où le régime impérial maintient encore une certaine féodalité. En toile de fond historique, des émigrations de familles entières s’organisent vers le Brésil où l’on promet fortune et liberté. Au centre, le jeune Jakob, fils du forgeron dont il fait la colère en préférant les livres aux travaux manuels, se laisse tirailler entre ses rêves d’un ailleurs lointain (non pour la richesse, mais pour le seul plaisir de l’intellect) et le pouvoir de rétention inexorable de sa terre natale porteuse de traditions séculaires, mais où des changements lents mais certains sont en marche.
Les choix esthétiques de Reitz pour conter cette longue histoire sont assez intrigants – quoique dans la continuité de son travail sur les précédents Heimat. Filmé en un noir et blanc peu contrasté avec une caméra très sensible à la lumière, mais en laissant néanmoins quelques objets en couleur pour souligner la force émotionnelle qu’ils traduisent, Die andere Heimat fait l’effet d’une vieille gravure à l’eau forte, animée et retouchée çà et là pour accentuer quelques détails. Le procédé peut ne pas paraître du meilleur goût, mais il exprime avant tout une certaine forme de candeur de l’approche de la narration, qui coïncide avec la simplicité des caractères individuels facilement définis et joués sans trop de profondeur, des intrigues familiales conventionnelles – quoique réalistes, du manque de sophistication de l’ensemble qui ne s’avère pas une si mauvaise chose.
De fait, si Die andere Heimat donne un temps l’air de se contenter d’une illustration enluminée de ce qu’il raconte, plus destinée à la télévision qu’au cinéma, on s’aperçoit sur la longueur qu’il œuvre en vérité à ne pas trahir la transmission de son contenu. La reconstitution de l’époque convainc en se gardant du luxe de détails. Les jeux de lumière (majoritairement naturelle) et la colorimétrie circonscrivent l’influence des couleurs, mais laissent le champ libre à l’évidence des contours, des mouvements et des points de vue, notamment ceux de la caméra qui suit les personnages, hante l’espace au gré des évasions de l’esprit, des culpabilités, des solitudes, saisit les assemblées et les cercles d’observateurs. Surtout, les choix de Reitz, le rythme qu’il instaure avec le concours de la voix-off de Jakob rédigeant son journal intime, laissent parler le principal facteur d’une chronique (du grec khronos) : le temps. C’est avec lui que les faits finissent par s’emboîter en un récit touffu et pas si rectiligne mesurant les micro-secousses des changements sociaux à l’œuvre. C’est avec lui, surtout, que la narration de la grande histoire se laisse porter et incarner par celle de la petite : le parcours amer de Jakob, jeune esprit brillant, mais dont le refuge trop fréquent dans l’abstrait et la crainte de la vie d’homme lui feront passer à côté des occasions de réaliser à la fois ses rêves (départs manqués) et ses désirs moins avoués (la femme qu’il aime et que son frère épousera), et qui, au fond, ne tâche de saisir le progrès en marche que pour se consoler de ses échecs. Reitz n’est peut-être pas le plus vif des cinéastes, mais sa patience pour exprimer des observations discrètement subtiles sur l’humain et son contexte ne le disqualifie pas au sein de cet art, bien au contraire.