Le cinéma américain n’est pas avare de dates clés, après lesquelles un genre bien établi n’est plus jamais tout à fait pareil. Pour le western, il y a 1992 et Impitoyable, comme trente ans plus tôt, il y eut John Ford et L’Homme qui tua Liberty Valance. La comparaison n’est pas fortuite : Clint Eastwood connaît son maître mieux que tout autre. Lui qui fit les jours de gloire du « western spaghetti » comme acteur chez Sergio Leone puis signa les westerns les plus crépusculaires qui soient (L’Homme des hautes plaines et autres Josey Wales) voulut prendre son temps, semble-t-il, avant de réaliser Impitoyable : après ce film, Eastwood ne devait plus jamais s’atteler au genre. De fait, Impitoyable est un film-symbiose, où le cinéaste multiplie les clins d’œil aux figures mythiques du western tout en achevant les interrogations existentialistes du genre.
Malgré ses ersatz internationaux en forme d’hommages ou de parodie, le western reste le genre américain par excellence, et a ceci de très particulier qu’il a véritablement contribué à la construction de sa jeune nation. Il lui a donné une histoire, souvent légendaire et fantasmée, et les mythes qui lui ont permis d’exister face à l’Ancien Monde : la conquête de l’Ouest a pris une dimension biblique quand elle est devenue, à travers le genre, la condition d’accès d’un peuple à sa Terre promise. De Howard Hawks à Delmer Daves, en passant par Raoul Walsh ou bien sûr John Ford, les grands noms du western ont donné aux États-Unis des figures archétypales dont la célébrité a dépassé les frontières — le cowboy, l’Indien, le shérif, le tenancier de saloon, le hors-la-loi — et généré des interrogations toujours plus complexes sur la valeur de la démocratie, sur les notions de justice et de droit ou sur la place de l’Autre face à soi.
Quand Eastwood réalise Impitoyable, le western a depuis longtemps jeté ses derniers feux. Ceux qui ont créé le genre et l’ont élevé au rang que l’on sait sont morts et enterrés. Sam Peckinpah s’est chargé des derniers adieux dans les années 1970. La conquête de l’Ouest est terminée depuis plus d’un siècle. L’Amérique, semble-t-il, est passée à autre chose. Clint, lui, sait que le western a encore quelque chose à dire et va le prouver, en proposant un film à l’univers aussi classique que ses thématiques sont contemporaines. Classique, d’abord : le cinéaste partage avec le spectateur le plaisir de retrouver une esthétique si familière, un univers codé immédiatement confortable. Des longues chevauchées à travers les plaines interminables de l’Ouest américain aux scènes plus intimistes de bivouac dans la forêt, en passant par le décor des petites villes construites à la va-vite au milieu de nulle part, propices aux duels et aux bagarres de saloon : Eastwood multiplie les clins d’œil qui sont tout autant de déclaration d’amour à un univers éminemment cinématographique. Il fait sien également ce rythme très spécifique au western : d’abord étirer indéfiniment la temporalité pour construire une tension dramatique et tout faire basculer ensuite dans la scène finale, brutale de par sa brièveté.
On trouvera aussi dans Impitoyable une étonnante rupture de ton, habilement distillée tout au long du film. Si l’humour n’a jamais été étranger au western — on se souviendra des galeries de personnages secondaires truculents chez Ford ou Hawks, Eastwood l’utilise ici pour servir sa vision désabusée du monde. C’est ainsi que dans un film dont l’histoire prend dès les premières scènes une tonalité dramatique — pour se venger d’un homme qui a tailladé le visage d’une des leurs, des prostituées font appel à des mercenaires qui n’hésiteront pas à tuer par appât du gain -, le cinéaste propose comme personnage principal un ancien hors-la-loi reconverti en fermier, tout aussi incapable de monter à cheval que d’attraper des porcelets. En s’arrogeant le rôle, Eastwood interroge par ailleurs sa propre légende vieillissante : qu’il est loin, le héros d’Et pour quelques dollars de plus dans ce cow-boy qui grelotte dans la forêt aux côtés de son ancien partenaire tout aussi piteux que lui, qui se cache à la moindre fusillade et que même les femmes les plus légères hésitent à approcher !
Là où le film se démarque, c’est qu’à la différence du western classique, et d’une oeuvre comme Liberty Valance à laquelle Impitoyable semble à la fois répondre et faire écho, Eastwood n’interroge plus indirectement les fondements de la nation américaine. Les ouvrages d’histoire comme la légende de l’Ouest ont fait leur œuvre depuis longtemps : les États-Unis n’ont plus besoin du western. Alors le cinéaste va se pencher sur l’âme humaine. Le titre américain, « Unforgiven » (« non pardonné »), reflète d’ailleurs bien mieux que le titre français l’ambiguïté irrésolue qui sous-tient l’ensemble du film. William Munny a tué des femmes et des enfants dans sa jeunesse : est-il un salaud pour autant ? Son épouse l’a remis sur le droit chemin : a‑t-il droit à la rédemption ? Le sort de ses jeunes enfants le pousse à accepter le meurtre de sang-froid de deux hommes qui ont attaqué une innocente : peut-on le considérer comme un homme au service d’une justice niée par la loi ? Eastwood ne donne aucune réponse évidente à ces questions, rendues encore plus problématiques par la transformation brutale de son anti-héros, qui, d’un quasi-vieillard qu’on tabasse sans qu’il réagisse, redevient sur la fin un tueur « impitoyable » pour venger son ami.
Dans une formidable scène en forme d’hommage à la plus fameuse réplique de western (« Quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende »), toujours tirée de Liberty Valance, Gene Hackman rétablit la réalité des faits devant un journaliste trop prompt à les embellir. Dans le « vrai » Ouest, semble nous dire Eastwood, on s’ennuie dans les saloons et les shérifs prennent un plaisir sadique à tabasser. Mais surtout, on ne tue pas sans y laisser quelque chose de son âme. Alors qu’il filme un duel classique de western — la course-poursuite qui s’achève au milieu des rochers –, le cinéaste fait ainsi hésiter ses personnages au moment de donner le coup mortel — l’un refuse même de le donner. Et quand la mort vient, elle est lente, terrible, ridicule, laide : blessé à mort, le voyou se traîne pour s’abriter d’autres coups ; l’écho réverbère ses hurlements et son angoisse. Les meurtriers doivent l’écouter agoniser, tétanisés par leur culpabilité. Le deuxième voyou mourra assassiné, sans arme pour se défendre, alors qu’il est en train de déféquer. Une réalité rien moins que glorieuse…
Alors, western classique ou western crépusculaire ? Hommage ou blasphème ? Renouvellement du genre ou acte de son décès ? Impitoyable, c’est tout cela à la fois.