Chaque film a sa recette bien à lui. En temps de festival, cet anodin constat prend des allures d’oracle. On voit en effet défiler d’un jour, voire d’une projection à l’autre, d’harmonieuses compositions où réalisateur, opérateurs et cast se répartissent le mérite (lisez Krigen), aussi bien que des marmites ensorcelées dans lesquelles le style déplorable d’un cinéaste s’entrechoque avec le talent électrique de ceux qu’il met en scène.
En dedans de l’image : enfermement
On l’aura deviné, Desde Allá repose sur un grand écart. Au point focal, le film s’intéresse à une rencontre. Celle entre Armando, prothésiste dentaire terrifié par les contacts physiques mais fasciné par le corps nu de jeunes garçons qu’il emmène chez lui, les payant pour les voir se déshabiller, et Elder, un petit caïd de rue aussi brutal que réfractaire au petit jeu du premier. À côté, autour : la sœur d’Armando (insipide), son père, septagénaire clinquant à la tête d’une grosse entreprise, enfin la fresque sociale des quartiers pauvres de Caracas où Elder évolue. Bref, un « contexte » qui tente maladroitement d’expliquer ce qui ne devrait faire l’objet d’aucune justification.
La « réalité » entre obscène et kitsch
Si le premier écueil de l’intrigue dérive de cette volonté de l’insérer dans un ensemble plus vaste, le phénomène inverse se produit au niveau visuel. Inutile de voir le film pour se faire une idée du principal défaut de la mise en scène de Vigas : il suffit de regarder son affiche. Chaque plan est systématiquement occupé par un personnage, fiché au milieu du cadre, de sorte que le spectateur n’arrive jamais à se départir d’un contact étouffant avec l’un ou l’autre protagoniste.
Ce parti pris en entraîne plusieurs autres aussi douloureux d’un point de vue esthétique, à commencer par le réalisme douteux du réalisateur, qui fait sien l’étrange présupposé selon lequel transmettre le réel revient à choquer. D’où une suite de plans où obscénité et kitsch s’affrontent. Armando fabrique des prothèses dentaires ? Voilà l’occasion rêvée de nous balancer en travers de la rétine des gros plan de dentiers au rythme d’un tous les quarts d’heures. Elder est un caïd de rue ? La démonstration en est faite au moment où il masse la cage thoracique des frères de sa petite copine à la barre de fer pendant trente longues secondes.
Quand le réalisateur ne se complaît pas dans des images impudiques – employons un euphémisme – il opte pour un hors-champ saturé au niveau sonore, transformant le film en un catalogue de bruits : « whack » (barre de fer sur omoplates), « dzzz » (fraise limant les gencives d’une prothèse dentaire), « splatch, clink, bong » (Armando faisant volontairement tomber des assiettes et le panier des courses dans la cuisine de sa sœur, quand celle-ci évoque leur père), « tchaka-tchaka » (masturbation du susdit alors qu’il regarde un jeune, mais également bruit de la salière qu’Elder agite follement sur ses frites).
En deçà, une performance
Par chance, il y a aussi deux acteurs qui semblent avoir saisi que l’enjeu du film, au-delà des « contextes » psychologisants et de l’enrobage sociétal, résidait dans la rencontre entre deux créatures aux antipodes.
Le rythme de Desde Allá repose sur les deux étapes de cette relation impossible. D’abord, la domestication de l’adolescent par cet animal à sang froid d’Armando, qui suit et protège Elder après s’être pourtant fait tabasser par celui-ci. Puis, au fil des confrontations, le point de bascule enclenché par Elder lui-même, qui décide soudain de franchir le seuil quitté peu avant, et de troquer sa violence contre une passion nouvelle.
Aucune trace de réalisme dans un tel retournement, mais c’est précisément ce qui le rend légitime. Car si Elder apparaît dès le début comme ingérable, il ne devient véritablement un électron libre que lorsque cet impact qui caractérise son rapport au monde extérieur se manifeste au dedans, laissant deviner que le protagoniste lui-même ignore ce qui l’agite. Pas d’évolution, donc mais une métamorphose. Métamorphose brutale du jeune homme, métamorphose de l’appartement d’Armando, qui passe d’une anonyme garçonnière à un « chez soi » habité par les deux, et métamorphose manquée de l’adulte, incapable de renoncer à sa froideur et à sa distance protectrices pour céder à la fougue d’Elder le bien nommé. Seule constante, le duel, qui évolue de l’agressivité d’un trublion envers un vieux pervers à des ébats mêlant amour et lutte (voir l’intelligente transition d’une scène de sexe banale entre Elder et sa copine jusqu’à la soudaine confrontation physique des deux amants). Pour atteindre, au moment où l’union semble être enfin réalisable, un point de non-retour.
On se demande un instant ce qu’aurait pu donner une telle performance avec un vrai travail de mise en scène. Mais le temps presse, et il faut s’en retourner voir ce qui bout encore dans le chaudron vénitien.