Le nouveau film de Tsai Ming-liang s’inscrit dans le revirement opéré depuis le dernier film de cinéma du réalisateur taïwanais, Les Chiens errants en 2013. Rappelons en effet que depuis, celui-ci réalise des formes plus courtes (un moyen métrage Journey to the West / Voyage en Occident en 2014 et des courts-métrages consacrés au moine bouddhiste Xuanzang), des installations et des performances qui sont présentées dans des galeries d’art vidéo ou des cinémas-théâtres.
Afternoon constitue la longue prise de près de 2h30 (avec quelques coupes) sans mouvement de caméra d’une conversation filmée entre le réalisateur taïwanais qui se définit ici comme une sorte de moine et son acteur fétiche, Lee Kang-sheng, interprète du moine Xuanzang dans les dernières œuvres de Tsai Ming-liang. Autant dire que le film se présente comme un autoportrait en miroir, une œuvre réflexive à mi-chemin et aux confins du cinéma et de l’installation. Film d’une durée record diront d’aucuns pour ce qui est un entretien entre amis, éprouvante pour ces quelques spectateurs qui ont peu à peu quitté la salle de projection vénitienne…
« Est-ce que les plantes nous comprennent ? On dirait qu’elles nous regardent. »
Pourtant, cette durée record relativement aux autres films présentés à la Mostra s’éprouve bien moins difficilement que le film d’Amos Gitaï, Rabin, the Last Day, présenté quelques jours plus tôt. Il faut dire que ce dernier s’ouvre sur un entretien en champ-contrechamp avec un fond noir qui obstrue toute profondeur de champ. Alors qu’ici le dispositif est ouvert, contenant son propre découpage et montage, laissant au spectateur le loisir d’errer dans l’image qui, si elle reste peu ou prou la même, connaît de subtiles variations (des sons du vent, du mouvement des arbres, des jeux de lumières au gré de l’avancée des heures de la journée,…) : dans le coin d’une pièce aux murs érodés et bruts, sont répartis de part et d’autre les deux hommes assis sur des fauteuils noir et vert dans des vêtements aux teintes sobres (noir, bleu, blanc). Ils sont à la fois de ¾ face l’un à l’autre et de ¾ face à nous ; et c’est au spectateur de réaliser le montage du champ-contrechamp dont le raccord est assuré par l’angle de la pièce.
Par ailleurs, deux fenêtres-paysages respectivement de part et d’autre et au-dessus des têtes des deux hommes ouvrent sur une profondeur de champ : fenêtres végétales pleines de vie débordant aussi en retour sur l’espace des deux hommes, elles délimitent comme cadre dans le cadre un au-devant et au-delà du regard spectatoriel qui encadre la conversation des deux hommes, contaminant aussi leur espace. Tsai interroge d’ailleurs : « Est-ce que les plantes nous comprennent ? On dirait qu’elles nous regardent. » Du reste, elles constituent bien sûr des espaces d’imagination, faisant résonner les paroles données à entendre sans qu’il soit besoin de voir quoi que ce soit (jouant le même rôle que l’écran noir liminaire et les fondus au noir laissant entendre les paroles), et contribuant à réaliser soi-même le découpage et le montage de l’entretien, à y laisser aller notre regard et notre pensée comme bon nous semble.
« Je suppose que j’ai besoin de quelqu’un à qui parler »
Afternoon assume d’être un entretien vagabond prenant la forme d’une conversation entre amis où l’on boit, fume, pleure, rit : ici bien sûr parler de la vie revient à parler de cinéma et vice versa, comme des choses les plus importantes (la pensée de la mort, l’amour, la croyance ou la mystique aussi,…) ou les plus futiles (cuisine, voyage, …). Parler revient à un jeu complice et enfantin (quand par exemple Tsai dit « dans le futur, je serai réalisateur et toi acteur »), comme à un impératif, quand on apprend que Tsai passe ses soirées à parler au téléphone et avoue : « Je suppose que j’ai besoin de quelqu’un à qui parler. »
C’est de cette manière que s’appréhendent en creux les pensées du réalisateur (sur le cinéma, le jeu de l’acteur notamment) non monolithiques mais échangées dans la relation qu’il entretient avec son acteur fétiche et ami : c’est une forme d’espace intime, espace-confession, donné à voir et à entendre, à la manière de Tsai contant le point de vue d’un personnage caché pendant que des personnes font l’amour. Intimité en effet, lors de la déclaration d’amour platonique à Lee qu’il considère comme une relation prédestinée (cadeau le plus précieux de Dieu, dit-il) et comme une seconde mère, ou encore lorsqu’il revient sur ses aventures homosexuelles.
Cette confession qui semble aller ici et là naturellement, relancée ponctuellement par les personnes hors champ qu’on aperçoit parfois, entre par moments en tension avec une posture de jeu quand Tsai énonce qu’il a l’impression de jouer devant la caméra. Peu importe à dire vrai que cet entretien soit spontané ou joué, que tout cela soit naturel ou artificiel.
Se dit en creux, en évoquant au gré des humeurs ses films, moins une pensée du cinéma qu’un être-au-monde qui est affaire de désir : désir de filmer son acteur, désir de vivre, désir de voir de belles choses, désir des autres (« Pour moi, la plupart des gens sont magnifiques ») à l’horizon de la mort quand tout désir cesse. Lorsque Tsai évoque le fait de voir une belle vallée avant de mourir, on pense bien sûr à celle perçant derrière les fenêtres ouvertes au grand vent. Une mélancolie émane quand il énonce qu’il a perdu son enthousiasme en vieillissant, et que rien n’est permanent, d’où sa prédilection pour les ruines dont il est dit que d’elles vient la vie : les ruines et la vie sont présentés dans leur réversibilité, à l’image de la pièce en ruine et des cadres végétaux plein de vie qui constituent l’unique décor d’Afternoon. Dès lors, il reste l’attente énoncée à la fin du film que la lumière disparaisse : celle du jour, celle du film, celle de la vie.
Lorsque Tsai demande à Lee quel lieu a sa préférence parmi les lieux qu’ils ont arpenté au gré des festivals, celui-ci évoque Venise : rappelons à ce titre que Les Chiens errants avait été présenté à la Mostra en 2013 et récompensé par le Grand Prix du Jury. Si Afternoon ne fait pas partie de la sélection officielle, une résonance particulière fut associée à cette projection qui assume son dénuement (« Est-ce que cette conversation doit être aussi misérable ? ») comme sa légèreté (« Je ne sais pas de quoi j’étais en train de parler »), fussent-ils dérisoires et feints : parce que nous étions, nous aussi, précisément dans l’incomparable cité italienne ; parce que c’était notre dernier film ; parce que nous pensions, encore, à Mort à Venise de Visconti, où, au-delà du cadre vénitien, s’offre au spectateur, en creux à travers le prisme du cinéma, la confession du désir d’un réalisateur pour un jeune homme.