Revoir Le Carrosse d’or, c’est déjà un grand moment de cinéma. Le découvrir en langue anglaise, comme Renoir l’avait voulu, et dans une version restaurée restituant la splendeur colorée des costumes et des décors, c’est une émotion encore plus grande. Le film n’a pas connu d’édition DVD en France et la version VHS (en français uniquement) ne faisait pas honneur à la splendeur du Technicolor et à la vivacité du langage et des accents d’un univers cosmopolite et théâtral. Voir aujourd’hui Le Carrosse d’or sur grand écran, c’est plonger dans l’intelligente fantaisie d’un Renoir toujours fasciné par la mascarade sociale et capable d’une légèreté apparente (apparente seulement).
Le Carrosse d’or est le deuxième film en couleurs de Renoir après Le Fleuve (1951). Il s’agit surtout d’une étape particulière dans la filmographie du cinéaste après dix ans passés aux États-Unis. Cette période américaine a été prolixe avec : L’Étang tragique (1941), Vivre libre (1943), Salut à la France (1944), L’Homme du Sud (1945), Le Journal d’une femme de chambre (1946, copie restaurée en 2011), La Femme sur la plage (1947). Avec Le Fleuve, Renoir a exploré le potentiel à la fois réaliste et onirique de la couleur, travaillant la picturalité des vêtements, des corps et des décors d’une Inde qu’il a découverte depuis peu. Mais comment situer le drôle et flamboyant Le Carrosse d’or dans le parcours du réalisateur ? Car voilà une histoire apparemment désuète, un peu excentrique et surprenante de la part de Renoir. Pourtant, toutes ses obsessions habituelles sont là : l’hypocrisie sociale, la lutte des classes, la difficulté à exister en dehors de son milieu et de ses passions. Son héroïne, Camilla (Anna Magnani), n’est pas bien différente des bougons Maurice Legrand (La Chienne, 1931) et Boudu (Boudu sauvé des eaux, 1932), qui préfèrent des vies vagabondes au confort bourgeois et aux préoccupations matérielles.
Lima, Pérou, XVIIIe siècle. Dans cette colonie espagnole où la frivolité de la Cour côtoie les magouilles des commerçants européens et la pauvreté des autochtones, l’arrivée d’une troupe de commedia dell’arte bouleverse la routine générale. Camilla (Anna Magnani), star de la troupe, joue Colombine sur scène, mais elle est un personnage tout aussi énergique et excentrique à la ville. Elle va vite se retrouver aux prises avec trois prétendants : un soupirant bienveillant, Felipe, un toréador viril, Ramon, et un Vice-Roi coquet et dépensier, Ferdinand. La jeune femme, au tempérament fougueux, est ainsi tiraillée entre des tentations permanentes, auxquelles vient s’ajouter l’attrait d’un magnifique carrosse d’or, commandé par le Vice-Roi et convoité par tous les notables de la ville. Le précieux véhicule échouera à Camilla, qui préférera s’en séparer pour échapper aux polémiques. Ce carrosse, symbole de richesse et de puissance dans un territoire pauvre, cristallise toute la futilité d’une communauté oisive, empêtrée dans une guerre coûteuse contre les Indiens. En renonçant à son seul bien matériel pour en faire don à l’Église, Camilla échappe à la vénalité environnante pour retrouver son seul amour véritable : la scène.
Travail de commande, Le Carrosse d’or signe une nouvelle collaboration entre Jean Renoir et son neveu Claude, directeur de la photographie, dont la lumière donnait déjà tout son charisme au Fleuve, tourné en Technicolor. Pour leur deuxième expérience en couleurs, les Renoir doivent composer avec les exigences de la production italienne lorsqu’ils récupèrent le projet après le départ de Visconti. Le film est tourné en studios à Rome (alors que Jean Renoir favorise toujours les décors naturels et les lieux réels). L’équipe décoration est déjà formée et la distribution arrêtée. Pourtant, Renoir impose le Technicolor : ce sera le premier film européen tourné avec ce procédé sans participation américaine. Il astreint aussi l’équipe à un tournage en anglais et en son synchrone, fait exceptionnel en Italie où la postsynchronisation est de rigueur. Renoir pense le film comme une grande production à destination d’un public international et privilégie donc la langue anglaise. Passionné depuis le début du parlant par le travail de prise de son, l’importance des sons d’ambiance et la variété des voix, il n’imagine pas recourir au doublage. Il tourne donc trois versions (en anglais, en français et en italien), comme le prouvent aujourd’hui les négatifs originaux qui ont servi à la numérisation du film en 2K. Le premier choix de la langue anglaise donne une couleur supplémentaire à ce film chatoyant. L’accent chantant d’Anna Magnani, qui ne parle pas un mot d’anglais avant le tournage, participe à la fougue du personnage de Camilla et rend compte de l’identité hétéroclite de cette femme nomade, chez elle partout et nulle part, au gré des pérégrinations de sa troupe.
La libre adaptation du Carrosse du Saint Sacrement, de Prosper Mérimée, n’est pas le film kitsch que les costumes riches et bigarrés de personnages impétueux laisse supposer. Renoir remonte aux sources des récits qui ont inspiré Mérimée, afin de trouver un rythme cinématographique à cette histoire de convoitise, ce qui lui demande (fait rare pour lui) de se faire aider pour l’écriture du scénario . La proposition de Renoir, construite en actes clairs sur les mouvements de la musique de Vivaldi, ne traite pas l’univers de la colonie espagnole avec réalisme mais avec un romantisme certain, pour souligner la futilité d’une intrigue de Cour. Les années 1950 sont celles de nouvelles expériences artistiques pour le réalisateur : il s’éloigne du naturalisme auquel son interprète principale, Anna Magnani, est habituée. Devant sa caméra, la grande actrice italienne incarne une femme marginale, admirée et convoitée, autoritaire et rieuse, loin de ses rôles dramatiques de femmes du peuple, qui ont fait d’elle une icône néoréaliste pendant les années 1940. Elle devient une créature totale de Commedia dell’arte : qu’elle soit en Colombine sur les tréteaux de fortune ou dans les couleurs du Palais en susceptible Camilla, la Magnani multiplie les couches de jeu. Avec une autre actrice, ce personnage en perpétuelle représentation aurait pu paraître superficiel et égocentrique. Mais le pré-construit de l’actrice ne la prédestinant pas à ce genre de rôle, Camilla devient une figure ambivalente et décalée sous les traits de la Magnani.
Même s’il interroge avec humour le bouleversement de l’ordre social et s’achève sur un rétablissement de l’ordre moral, Le Carrosse d’or n’est pas une comédie classique. Ici, la conclusion ne s’effectue pas la formation attendue d’un ou deux plusieurs couples, mais par le retour de Camilla vers son unique amour : le théâtre. D’ailleurs le film commence et s’achève sur un plateau de théâtre. Dans le premier plan, la caméra s’enfonce doucement sur la scène théâtrale qui devient espace diégétique grâce à ce seul mouvement. Dans le dernier plan, la caméra s’éloigne des couloirs du palais pour dévoiler à nouveau le manteau d’Arlequin et la rampe. Entre-temps, nous avions oublié que tout ceci n’avait été qu’une plongée dans un décor scénique. Le découpage du film, pensé en fonction de la théâtralité des espaces parcourus, fait paradoxalement oublier l’artificialité du dispositif. Porté par l’énergie de personnages et la drôlerie de leurs échanges, il occulte le souvenir de cette plongée sur la scène. Le Carrosse d’or comporte peu de champs-contrechamps et favorise les cadres larges pour laisser cours aux mouvements vifs des personnages, aux entrées et sorties de champ, à l’exploration visuelle des décors. Les espaces découpés et montrés en alternance sont à la fois cinématographiques, du fait du montage, et théâtraux, du fait des circulations permanentes entre les pièces, créant l’impression continuelle de scènes et de coulisses (salle du conseil et boudoirs du palais, salle de séjour et entrée de la pension…). Le Carrosse d’or crée la confusion entre théâtre et cinéma, comme il crée la confusion entre la scène de théâtre et le théâtre de la vie. « Où est la vérité ? Où commence la vie, où donc finit le théâtre ? », s’interroge Camilla, perdue dans le tourbillon de la mascarade sociale. L’effacement des frontières entre représentation et réalité, entre mise en scène et sincérité des sentiments, informe ce film d’une intelligence exquise. Loin de l’apparente comédie légère, aux élans vaudevillesques, Le Carrosse d’or interroge les limites de la représentation théâtrale et cinématographique, mais aussi de l’auto-représentation. Passionné par l’identité polymorphe et le travail schizophrénique de l’acteur, Renoir continue ici de s’interroger sur les règles du jeu.
Aujourd’hui, la numérisation du Carrosse d’or permet de retrouver la précision des couleurs d’origine, auxquelles les copies argentiques vieillissantes (en français) et les versions analogiques pour la télévision et le marché vidéo ne faisaient pas franchement honneur. Le travail sur les contrastes de couleurs, pensé par Jean et Claude Renoir, ne pouvait disparaître à jamais. Quand on sait que le cinéaste peut suspendre le tournage si les couleurs de costumes ne se détachent pas correctement des couleurs des décors et qu’il peut faire repeindre des décors, changer des perruques ou des maquillages pour obtenir l’agencement chromatique parfait, on comprend bien la nécessité de faire revivre la splendeur photographique du Carrosse d’or. En 1953, obtenir les tonalités et les agencements de couleurs souhaités en Technicolor ne relève pas de la fantaisie d’un cinéaste passionné de picturalité, mais correspond bien à la volonté de donner au film une forme plastique en accord avec son intrigue, centrée sur l’élan des passions, la force des pulsions humaines et l’enivrement des artifices. Toujours alerte face aux évolutions techniques du cinéma, Jean Renoir sait se les approprier très vite au service d’une vision de cinéaste. De même que le travail sur le son donne toute sa force tragique à La Chienne, le travail sur la couleur construit la singularité loufoque au Carrosse d’or. La reprise de ce film constitue un plaisir parfait : aussi bien du fait de la qualité du film lui-même, que de la minutie de sa restauration.