En 1960, La Ciociara, parfois connu sous l’affreux titre La Paysanne aux pieds nus, réunit pour la deuxième fois (après L’Or de Naples) Vittorio De Sica, dont le nom est encore irrémédiablement attaché au néoréalisme, et Sophia Loren, qui lui inspirera plusieurs films, et lui vaudra ses principaux succès dans les années 1960. La Loren vient de passer quelques années à Hollywood, et de tourner pour George Cukor, Henry Hathaway ou Sidney Lumet ; La Ciociara, qui marque son grand retour au pays, lui offre un rôle de femme italianissime, « mamma » au grand cœur et à la forte tête, et qui lui vaudra notamment… un Oscar !
Tout est fait pour Sophia Loren dans La Ciociara. Le producteur du film, Carlo Ponti, est aussi l’époux de la belle, et entend lui offrir un rôle à la mesure de son talent : ce sera celui de Cesira, jeune veuve qui élève seule sa fille de quatorze ans dans l’Italie de 1943, et qui, après un violent bombardement, décide de quitter Rome pour rejoindre son village natal. Là, la mère et la fille font la connaissance d’un jeune homme brillant et engagé qui a la tête – mais pas la voix – de Jean-Paul Belmondo ; la fille s’en éprend, il s’éprend de la mère ; pendant ce temps-là, la guerre continue, le pain se fait plus rare et les bombardements plus fréquents…
Le projet de porter à l’écran le roman d’Alberto Moravia date de quelques années auparavant ; la première fois que l’idée a été abordée, c’était dans la perspective de confier à Cukor la réalisation, à Loren le rôle de l’adolescente, et à Anna Magnani celui de sa mère ! Quand, en 1960, le projet se concrétise, cette fois avec De Sica, l’interprétation de Loren fait la part belle à l’héritage de la Magnani, et des rôles de femmes au fort caractère, à la fois obstinées et généreuses, dans lesquels on l’avait souvent admirée. Ce personnage est sans conteste la plus grande réussite du film : partant du cliché de la « mamma » possessive, intransigeante et d’une ostensible fierté, il le travaille et s’en dégage, mettant progressivement en lumière des failles et des doutes qui ouvrent peu à peu la voie à la perte de contrôle, et au désarroi. Derrière l’imposante beauté, et l’assurance manifeste, derrière la dignité un peu rugueuse et volontiers hautaine, les fêlures sont nombreuses, et Loren exploite admirablement ce glissement progressif vers le déchirement, et l’aveu des fragilités. C’est bien simple : on ne voit qu’elle. Au risque, peut-être, de laisser de côté des personnages qui auraient mérité d’être davantage creusés : le voisin et occasionnel amant qu’incarne Raf Vallone est oublié au bout de dix minutes de film, et même le personnage de Belmondo ne dépasse guère le statut légèrement caricatural du jeune intellectuel lucide et désabusé.
Tout repose sur l’odyssée d’une femme qui, fuyant la violence, s’y retrouve sans cesse confrontée – et qui ne parvient finalement à comprendre la réalité d’une guerre qu’elle passe son temps à éviter (physiquement ou moralement) qu’au prix d’une tragédie. Tout repose sur une star que le film consacrera comme telle : à la sortie de La Ciociara, Sophia Loren récoltera toute une série de récompenses, parmi lesquelles le prix d’interprétation de Cannes, et l’oscar de la meilleure actrice (qui récompensait pour la première fois une prestation non anglophone). Autour de ce personnage fondateur – et passionnant −, le film peine à installer son climat, et à définir ses ambitions ; il reste tiraillé entre une veine néoréaliste mal assumée (pourtant appelée par la double présence, douze ans après Le Voleur de bicyclette, de De Sica et de son scénariste fétiche Cesare Zavattini), et la tentation du mélodrame à tendance hollywoodienne et, plus généralement, du spectaculaire. L’inspiration néoréaliste, encore sous-jacente, ne fonctionne pas vraiment, et la description d’un contexte et d’une époque se laisse devancer par la mise en scène d’un personnage féminin, des épreuves qui le construisent, et des émotions qu’il suscite. Signe, peut-être, d’une victoire du spectacle sur le témoignage.
Reste un film qui construit une fiction plus qu’il ne cherche à capter une réalité, et qui met en scène les émotions plus qu’il ne les intercepte. Un film de cinéma, où le cinéma se montre, s’exhibe. Un film qui, loin des ambitions quasi documentaires de l’immédiat après-guerre, joue la carte du star-system, et qui l’assume. Puisque la star en question a le talent et la classe de Sophia Loren, on aurait tort de lui en tenir rigueur, et de se priver de quelques belles larmes.