Près de dix ans après Le Faucon maltais (1941), John Huston réalise un nouveau monument du film noir : The Asphalt Jungle (1950). Plus encore que le titre français, le titre original met en évidence la contradiction, le paradoxe qui sera le cœur du film : la cohabitation de la loi de la jungle avec la loi de la ville. La confrontation entre ruralité et urbanité se retrouve également dans la population américaine, tiraillée entre l’image d’une Amérique agraire jeffersonienne et celle d’une Amérique urbaine et industrialisée. Au-delà d’une histoire de gangsters, c’est donc la construction de l’identité américaine que Huston interroge.
La jungle urbaine que dépeint Huston, cette faune avide et immorale, est celle des gangsters, qu’ils soient professionnels ou à la petite semaine, ex-taulard, accro aux courses, ou avocat véreux. Le réalisateur nous plonge d’emblée dans cette grande famille, où les différents milieux se côtoient, sans jamais nous en faire sortir. L’intrigue, en effet, tourne autour d’un casse monté par Doc Riedenschneider, qui sort à peine de prison. Le film retrace la préparation du coup, le recrutement des différents gangsters, puis le casse lui-même, et ses conséquences. Au fil des scènes, le spectateur se fait donc une image du petit monde des gangsters, véritable société miniature, avec ses codes et sa hiérarchie. Il y a d’un côté ceux qui organisent le casse, et de l’autre ceux qui exécuteront les basses besognes, et qui ignoreront tout de la somme dérobée, pour éviter qu’ils ne deviennent gourmands. Selon Emmerich, l’avocat, le crime n’est qu’une variante de l’entreprise humaine, et serait une des formes de la vie d’affaires. Dans son exploration de ce monde, Huston va jusqu’au bout du réalisme, et filme les sombres tripots et les bas-fonds où ce monde de l’ombre évolue.
Mais Huston a beau décrire des personnages de voleurs, de magouilleurs, de parieurs, il ne s’attache pourtant pas moins à les humaniser et à les présenter dans leur individualité. Que ce soit par besoin d’argent pour le perceur de coffre immigré ou pour Dix Handley, qui a une fâcheuse tendance à perdre son argent aux courses, ou par plaisir et par goût du luxe pour Doc et Emmerich, chacun a des motivations qui lui sont propres, et que Huston retranscrit. Dans son attachement aux personnages et sa volonté de saisir leur individualité, le réalisateur multiplie les plans rapprochés qui, au gré d’un regard ou d’une larme, nous prouvent qu’avant d’être des gangsters, ce sont des hommes qui ont une histoire, une famille pour certains, et des rêves pour l’avenir.
Quant au casse, il ne se passe pas vraiment comme prévu, ce qui n’est pas très surprenant. Là où l’approche de Huston est originale, c’est dans le fait qu’il mette l’accent moins sur les rebondissements qui font suite au casse, et qui servent principalement à donner un rythme au film, que sur les réactions des différents protagonistes. La difficulté nous les montre sous leur vrai visage : le tenancier du tripot balance les noms des autres à la police, Emmerich se suicide avant d’être arrêté, Doc part avec les bijoux, mais son penchant pour les jeunes demoiselles le perd, et Dix, blessé et sentant sa fin proche, prend la fuite en direction de son Kentucky natal.
Cette obsession de Dix pour sa terre natale, justement, est ce que l’on retient en particulier du film. Car en lui se cristallise l’opposition entre le monde urbain corrompu des villes modernes et le monde rural, symbole d’une enfance paisible, d’une époque où les rêves étaient encore possibles. Se confiant à Doll, une amie, Dix lui raconte que son rêve était de racheter la ferme de son père, et qu’il a failli y arriver avant de tout perdre au jeu. Son espoir est d’y retourner, et de foncer à la rivière pour se laver de la saleté de la ville, selon ses propres termes. Pour un autre personnage, c’est l’impossibilité de trouver de l’air frais dans cette ville qui l’insupporte. Physiquement et moralement, ils étouffent, et toutes leurs tentatives pour échapper à l’emprise de la ville se soldent par un échec qui les renvoie encore un peu plus dans les bas-fonds.
Symbole de cet enfermement, la caméra relativement statique de Huston s’affole à la fin du film, en suivant Dix en voiture, puis sa course dans les champs. Le cadrage est désormais plus large, l’obscurité de la ville laisse place à la clarté de la campagne, l’extérieur succède aux intérieurs. C’est dans cette ouverture que réside la force du film et sa suprême ironie : Dix fuit la ville, mais la mort le rattrape. Une fois que l’homme a intégré la jungle, plus rien ni personne ne peut lui rendre son innocence. Noir, le film de Huston l’est surtout par son pessimisme et sa peinture réaliste d’un monde irrémédiablement corrompu.