« Oui, croyez-moi, pour vivre dans la vérité, jouez la comédie… » Albert Camus
La citation ouvre le film. Et plus qu’un programme (annonçant véritablement les enjeux du film, elle est son cœur, son moteur), elle est un manifeste de la quête de l’incertitude. C’est l’éditeur DVD La Vie Est Belle qui nous offre un merveilleux cadeau : la sortie d’un des films les plus importants du cinéma français des années 1970 – au moins. Femmes, femmes, de Paul Vecchiali, est de ces films qu’il faut continuer à montrer, génération après génération. Cette édition est un miracle tant il était difficile de voir ce film quasiment complètement disparu de tous les écrans (cinéma et télévision).
Initialement prévu pour Simone Signoret et Danièle Darrieux, Femmes, femmes fut finalement tourné avec Sonia Saviange (la sœur de Paul Vecchiali) et Hélène Surgère dans un appartement du XIVème arrondissement donnant sur le cimetière Montparnasse. Vecchiali, ex-critique aux Cahiers du cinéma dans les années 1950 et grand cinéphile, tourne ce film avec une petite équipe et avec son propre argent. Encore une fois, l’artisanat n’empêche décidément pas les chefs‑d’œuvre. Le premier plan est une folie de dix minutes : les deux actrices répètent une pièce de théâtre et d’emblée la confusion entre jeu et vie règne. Toutes les séquences du film viennent ensuite comme des variations de ce premier plan – il est alors déplié, découpé et creusé. Hélène Surgère est la comédie, plus légère que Sonia Saviange, la figure tragique et terrestre. Femmes, femmes est un film d’enfants, d’innocence, et d’inconscience. Et si douloureux. C’est le paradoxe même de ce qu’est la comédie, jouer la comédie : les tripes qu’on étale pour offrir une représentation. Car jouer, interpréter, composer, sont bien des actions de la chair, de l’intériorité, des mises en situation arrachées à la vie, et c’est tout cela que Femmes, femmes raconte sans la moindre aigreur, ni même de cruauté. Lorsque le film est léger, que les gestes sont incongrus, que l’improvisation se donne à voir, il y a toujours un voyage mystérieux qui saute aux yeux, une traversée vers le noir, le sombre, le douloureux.
Tout le film tend à l’inversement de la vie et de sa représentation, ou plus exactement à un brouillage des pistes, mêlant les rêveries et la comédie à l’expérience vécue. Pour ces deux actrices, il s’agit de trouver la vérité dans le jeu, ce qui ferait, certes, fuir plus d’un situationniste. L’idée du double est attirante et notamment renforcée par les costumes (quand l’une est en noire l’autre est en blanc, et inversement) ou cette scène qui les met face à face, se maquillant symétriquement comme dans un miroir, mais c’est un piège exquis qu’il faudrait éviter. Ce sont bien deux femmes différentes, réunies en tant que deux solitudes ; elles sont ensembles en tant que solitaires. On trouve deux femmes également dans l’autre film sommet de la décennie : La Maman et la putain qui, d’après Paul Vecchiali, est « la queue de la comète de la Nouvelle Vague » avec toutes les références : Godard, Rohmer, Rozier etc. excepté celle de Jacques Demy, qui était un grand ami de Vecchiali. Ce dernier s’en est chargé, introduisant le chant dans le film. Les chansons interviennent lorsque la parole a atteint ses limites, qu’il n’est plus possible de s’exprimer avec des mots, uniquement des mots. Toutes les chansons, vraiment sublimes, sont des envolés lyriques qui terrassent, de drôlerie parfois, de douleur souvent. Ainsi la théâtralité du film trouve une place encore plus atypique et confère à l’expression de « théâtre filmé » une noblesse indéniable. On trouve en effet des plans-séquences extrêmement longs, des apartés, deux ex machina (qui trouve en l’occurrence ici sa place de manière très frontale pour être ensuite habilement contourné).
Parmi les suppléments du DVD, on trouvera un entretien (malheureusement trop court) avec Hélène Surgère qui narre notamment l’expérience hors norme que fut la présentation du film à Venise. Pasolini ému jusqu’aux larmes ne tarissait pas d’éloges à propos du film, allant jusqu’à faire rejouer la scène des clowns aux deux actrices dans Salò ou les 120 journées de Sodome. La projection fut un véritable événement, suivie d’un débat avec le public qui dura jusqu’à 6 heures du matin. Dans un autre supplément, Paul Vecchiali commente la dernière séquence du film et de quelle manière elle fut en partie improvisée. Expliquant ainsi que deux séquences furent amorcées par l’improvisation : cette dernière et celle d’Andromaque. Lors du banquet final, l’incroyable anecdote est celle du panoramique qui vient centrer Hélène Surgère dans le cadre quelques secondes avant qu’elle ne hurle, ce cri n’étant absolument pas prévu.
Et aujourd’hui donc, quasiment quarante ans après, Femmes femmes résonne comme un incroyable témoignage de l’époque malgré son inactualité en ce sens que l’appartement intervient comme une cellule, un hors-monde. Philippe Garrel a déclaré qu’avec un homme et une femme dans une chambre, on peut tout dire du monde. Même si son cinéma est aux antipodes de celui de Vecchiali, c’est confirmé : avec un couple dans un appartement, on peut tout dire. La seule séquence de rue intervient à une heure et quarante minutes, lorsqu’il n’y a plus d’argent, qu’il n’y a plus d’autres solutions. Femmes, femmes est un film contre, un film qui lutte. Doté d’une écriture cinématographique précieuse et dense, il confirme encore aujourd’hui ce qui semble oublié de bien des cinéastes contemporains : tout reste à faire, à réinventer. Car comme le déclarera Paul Vecchiali à Venise : « un réalisateur au chômage et deux actrices au chômage qui font un film, c’est un acte révolutionnaire ». Il nous suffira de faire des films sans argent, donc.