Le 19 mars dernier, Femmes, femmes était projeté au Reflet Médicis en copie 35mm – chose rare et savoureuse – avec la présence de Hélène Surgère et Noël Simsolo pour un débat. Plusieurs personnes semblaient découvrir le film, malgré la présence de quelques fervents admirateurs du film. Aussi, l’impression était étrange, lorsque par exemple sonne le happy-end chanté, euphorique et libérateur, qu’une dame souffle dans son coin : « Ah ! C’est fini ! » Heureuse d’avoir vu le film, elle rentre dans le jeu du happy-end. Mais non, ce n’est pas terminé, c’eût été trop simple. Il reste une séquence et elle fait tout retomber. Le silence règne, c’est éprouvant. Puis on repart dans les rires, la chantilly et la fête : « On va refaire Noël, tu vas voir ! » Femmes, femmes, ce sont les montagnes russes qui fonctionnent à merveille, encore aujourd’hui, encore pour un bout de temps. On termine dans le recul du cri, dans un surcadrage qui nous évoque Les Nuiteuses quelques plans auparavant, où la pudeur laisse les douleurs et la tristesse sur le pas de la porte (les chansons permettent l’impudeur, une fois terminées, il faut couper ou reculer). Lorsque la caméra recule, c’est la souffrance au fond du cadre qui persiste, visuellement avant, mais dans le dernier plan avec la puissante gorge qui racle les maux, les jette sur les murs de l’appartement et jusqu’à nos oreilles.
À la suite de la sortie DVD du film et de cette projection exceptionnelle, nous revenons avec Paul Vecchiali et sa parole. Parole qu’il prend sans se gêner. Et il a bien raison, car il a des choses à dire. Il nous parle d’abord de Femmes, femmes, son mythique premier plan, les deux scènes basées sur l’improvisation, ce tournage atypique et l’aventure inespérée avec Pasolini et Venise. Puis Vecchiali revient sur ses débuts, nous parle de ses goûts, de ses dégoûts, de ses amis… Autant de paroles lâchées par un homme qui terminera l’entretien en saluant par un « Je ne suis pas un censeur, vous faites ce que vous voulez ». Je retranscris la quasi-intégralité de l’entretien, qui est d’une incroyable richesse informative et émotionnelle. Qu’on soit d’accord avec lui ou non, il est certain que de parcourir l’entretien donne l’impression de se confronter non seulement à un sacré personnage convaincu et affirmé, mais aussi à une époque, où la nostalgie est rare mais jamais simulée ou mensongère, elle est saine, féconde même. Le cinéaste tourne encore aujourd’hui, on espère qu’une telle œuvre aussi particulière dans le paysage cinématographique français puisse regagner un peu de visibilité par la suite. Paul Vecchiali n’a pas mâché ses mots, les voici :
Il y a d’énormes différences entre La Maman et la putain et Femmes, femmes, mais ce sont deux films d’une génération, deux œuvres qui ont beaucoup marqué. Aujourd’hui on a envie de les montrer, de continuer à se battre pour faire connaître ces films…
Je n’aime pas beaucoup le cinéma de Jean. Mais j’ai une formule. Je dirais que La Maman et la putain est la queue de la comète de la Nouvelle Vague. Il a toutes les influences, de Godard, Rohmer, Rozier… Toutes sauf celles de Demy. Et Femmes, femmes est selon moi un manifeste contre une certaine idée de la Nouvelle Vague. Avec des choses qui viennent de la Nouvelle Vague tout de même. C’était très bien analysé par Jean-Louis Bory. Je me souviens qu’à la lecture de son papier je me disais : « Ah ! Il a pigé ! » Jean et moi avions des différends à un moment donné, un peu à cause des autres antagonistes, rivaux. Je ne suis pas partisan de la rivalité au cinéma, je pense qu’il y a de la place pour tout le monde. On n’aime ou on n’aime pas, c’est tout. J’aime bien La Maman et la putain, mais pas du tout Mes petites amoureuses par exemple. Et évidemment, cela ne lui plaisait pas, car plus narcissique qu’Eustache, c’est impossible.
Est-ce que vous pouvez nous raconter la genèse de Femmes, femmes ?
J’ai eu l’idée en passant gare Montparnasse. Il y avait un clochard qui buvait du rouge et j’ai vu une bourgeoise s’arrêter et le regarder. Est venue là-dessus l’idée de deux sœurs : Signoret et Darrieux. Parce que j’adore Danielle Darrieux, tout le monde le sait. Mais Signoret face à elle c’était formidable, l’antithèse absolue. Et je voyais Darrieux buvant du champagne de manière légère et Signoret rencontrant le clochard. Pour essayer de le rejoindre, quelque part, elle se pintait au vin rouge. Et ces deux sœurs habitaient ensemble. C’était tout, il n’y avait rien d’autre. J’ai produit les courts-métrages de Noël Simsolo quand j’étais à l’Unité Trois (avec Diagonale : sociétés de production fondées par Paul Vecchiali, ndlr). On a fait un film de commande sur les produits pharmaceutiques, Les Jonquilles, un très beau film. Puis avec Noël on s’est dit : « Pourquoi on ferait pas un long ensemble ? » Je lui raconte alors mon idée. Il me demandait si je voulais toujours écrire pour Signoret et Darrieux et finalement non : je voulais tourner avec Sonia Saviange et Hélène Surgère. Tout simplement parce que c’est l’histoire de deux ringardes. Femmes, femmes est né dans mon esprit contre Salut l’artiste d’Yves Robert. Je trouvais scandaleux qu’on paye 1 million et demi Marcello Mastroianni pour jouer un ringard. Souvent je procède comme tel, en faisant un film en réaction. J’en parlais à Noël donc : « Tu vois, ces ringardes, il faut qu’on en fasse des “stars”, qu’on les hisse. » On est partis sur ce principe. J’allais chez Noël et on écrivait en ping-pong pendant quatre ou cinq après-midis, je crois. Je lui dois beaucoup. Si je devais faire une image grotesque : lui était Hélène et moi Sonia. Il y avait la fantaisie et puis moi, plutôt méditerranéen. Il m’a amené cette libération de moi-même qui m’a aidé durant tout le reste de ma carrière et que je ne pensais pas atteindre. Je restais dans le drame et de temps en temps il arrêtait tout et disait : « Chanson ! » Et puis après c’était moi qui arrêtais : « Chanson ! » Les paroles des chansons ont été écrites par nous deux. La Samba était une vieille chanson qu’il avait. J’ai écrit Les Nuiteuses, quand elle lave Sonia, puis les autres ensemble : Un homme en somme, Le Colonel… Ensuite j’ai téléphoné à Roland Vincent qui avait fait la musique de L’Étrangleur. Chez Simsolo, on lui lit ce qu’on avait écrit, ce qui s’appelait alors « Femmes ». Il trouve l’idée géniale et nous dit : « Il faut l’appeler Femmes, femmes ! » Il se lève, va au piano et chante « Femmes, femmes », la chanson qui est au générique. On était éberlué avec Noël. À mon avis, tout le temps qu’il nous écoutait, il pensait déjà musique. Il avait fait de l’image quand il était plus jeune et il était assistant opérateur sur Femmes, femmes. Ce qui fait que lorsqu’il lançait le play-back pour la musique, car tout est en direct dans le film, il donnait le départ aux comédiennes sous la caméra.
Le tournage devait être assez atypique ?
C’était un tournage de rêve. Je dirais que c’était un tournage d’innocence et d’inconscience absolue. Jacques Gibert m’avait trouvé un appartement qui est celui où Hélène Surgère fait le ménage chez Simsolo dans le film. En voyant cet appartement, j’avais du mal à imaginer adapter l’histoire avec une telle configuration. Puis il me dit qu’il a un autre appartement, juste au-dessus, mais qu’il ne me plairait certainement pas, notamment à cause de la vue qui donnait sur le cimetière Montparnasse. Et en fait, c’était parfait ! C’était vraiment l’idéal. J’avais en tête un appartement divisé en deux parties : la fantaisie d’un côté et la tragédie de l’autre. Au fur et à mesure que le film progresse, il y a une interpénétration des deux univers et on ne sait plus vraiment où on est. Est-ce de la comédie, de la tragédie ? Est-ce que c’est grotesque, vulgaire, médiocre, ou au contraire aérien ? Cet appartement convenait donc parfaitement à cette idée. On l’a un peu meublé, mais l’apport était surtout au niveau des photographies accrochées aux murs. La question du noir et blanc s’est d’ailleurs posée directement en rapport avec celles-ci. La plupart des photographies étaient en couleur, d’autres en noir et blanc, et je voulais que les comédiennes soient au même niveau que ces femmes affichées. Puis mon chef-opérateur, Georges Strouvé, me dit naturellement qu’on tourne en 35mm. Mais je souhaitais avoir beaucoup de grain donc on a fait des essais en 16mm à plusieurs diaph’. On a tenté aussi plusieurs agrandissements et on a gardé celui qui nous convenait le mieux, avec un très beau grain. Avec Antoine Bonfanti, on travaillait à l’avance sur les sons envoyés en direct. Le premier plan-séquence était une folie, on a mis trois jours à le faire. Le troisième jour, je voulais arrêter le film… puis à 12h30, on avait le plan.
C’est le premier plan que vous avez tourné ?
On a d’abord tourné toute la séquence du bistrot, un dimanche. Là aussi, on mourait de rire, parce que la scripte était la femme de Roland Vincent et elle ne savait rien faire. Elle appuyait sur le stylo bic au lieu d’appuyer sur le chronomètre. Je lui demandais comment était Sonia à la fin du plan et elle me répondait : « Ah, très bien ! » C’était très drôle ! Le lendemain elle était parfaite, elle a tout appris en une journée. Mais c’était folklorique. À 16h00 on arrêtait le tournage, l’assistant allait acheter des gâteaux, on avait le champagne à l’œil parce qu’on était sponsorisé. À 17h00 on reprenait. Il y a un jour où on a tourné 36 minutes utiles.
D’un angle plus technique : comment avez-vous procédé pour le premier plan-séquence ?
Tout l’éclairage est accroché au plafond et il y a aussi quelques projecteurs sur pieds qu’on cachait derrière un rideau et qu’on tirait au bout moment. Le plan a été publié dans Le Technicien du film avec le dessin de l’appartement, la position des lumières, la disposition des comédiens, la description des sons envoyés en play-back etc. Les bruits de Madame Durand en haut sont envoyés, les sons aussi qui sortent de la cheminée, et puis bien sûr les musiques. C’était fou. Strouvé m’a demandé au moins dix fois de découper. Mais c’était hors de question. C’est la matrice du film. Après, c’est thèmes et variations. Voilà, on vous présente des choses et après, on va piquer dedans. Donc c’est impossible de couper. De même quand Duchaussoy arrive, je ne peux pas faire un plan de coupe sur un homme qui arrive, ce n’est pas de l’écriture filmique. C’est un Jacques Audiard qui fait cela. Pour moi, l’écriture filmique est une chose capitale, je ne peux pas songer à mettre en scène sans y penser. C’est-à-dire le pourquoi de la caméra, le pourquoi de son positionnement etc. De plus, cette chose va devenir, non pas une addition de plans, mais une somme. Il y a quelque chose à l’état supérieur, c’est l’intégrale si vous voulez, on va à un univers supérieur. Ce ne sont pas des bouts ajoutés, mais tout se somme et devient quelque chose d’autre que l’ensemble des plans tournés. Bien sûr, à tout cela s’ajoute ce qui va polir cet univers, le mixage etc. Je peux prendre du plaisir devant un film qui n’a pas d’écriture filmique, en tant que spectateur, mais en tant que critique et cinéphile, je rejette immédiatement. Quel que soit le plaisir que je prends par ailleurs.
Il y a deux scènes d’improvisation dans Femmes, femmes, ou amorcées à partir d’une improvisation plutôt.
La scène d’Andromaque était improvisée. Le plan était minuté à 1 minute 20 secondes et il fait 5 minutes 40 secondes au final. Mais c’est un plan fixe, il y a des zooms, mais c’est un plan fixe. La dernière séquence, quant à elle, est totalement improvisée mais j’ai fait quatre prises et je savais que je les monterai, à l’aide des inserts des photos des actrices. Je voulais que cette séquence soit hétérogène. Ils avaient une ou deux répliques obligatoires et tout le reste est improvisé, le coup de la chantilly avec Hélène Surgère notamment. Et après, au montage, je retravaillais tout. Le cri de Hélène Surgère… c’est fou ! Alors là, Georges Strouvé fut incroyable, c’était insensé, ce panoramique pour attraper Hélène Surgère avant qu’elle ne hurle. Strouvé avait un sens, un pré-sens, de ce qui allait se passer dans l’image, que je crois unique au monde. Trous de mémoire, ce sont des plans-séquences avec caméra fixe et un zoom. Il n’entendait pas du tout ce qu’on disait, parce qu’on était trop loin et on avait un micro HF. Mais vous ne pouvez pas savoir ce qu’il arrivait à faire avec les zooms. Je suis en amorce, le zoom part et au moment où il s’arrête, Françoise Lebrun qui est de dos se retourne pile, comme si tout était prévu. Tout était improvisé. D’abord il me connaissait par cœur. J’ai perdu énormément avec sa mort, c’était un ami, quelqu’un que je voyais tout le temps. Mais je dois dire que Philippe Bottiglione, qui est mon chef opérateur aujourd’hui, est formidable aussi. Il est un peu plus tendu parce qu’il ne travaille pas assez. Quand on est en doute de soi, on a tendance à être un peu plus revêche. Mais il travaille admirablement et va aussi au devant de mes désirs. Une fois on avait deux plans à faire, je lui donne les instructions, il me demande dix minutes. Au bout de dix minutes il arrive : « Voilà, c’est prêt, tu peux le faire en plan-séquence. » Il est au cadre, comme Strouvé. Il n’y a que deux plans où j’ai fait le cadre. Dans Corps à cœur parce que Strouvé ne rentrait pas avec la caméra dans la voiture, il était trop grand. Et dans Change pas de main, je lui ai demandé de valser et il m’a répondu qu’il ne saurait pas le faire. Alors j’ai fait le cadre et j’ai valsé avec la caméra. Mais je déteste le faire parce que je travaille dans l’espace, je regarde l’espace. Je pense que c’est l’espace qui contamine les comédiens. Un oiseau qui passe, une feuille qui tombe, une moto au loin… J’ai dans la tête le petit bout d’espace qui va être transmis au spectateur. Mais c’est l’espace que je travaille. C’est pourquoi je n’aime pas être à la caméra. Et je sens quand je vois un film que le réalisateur travaille à la caméra, je n’aime pas leurs films parce qu’il manque quelque chose. Une feuille qui tombe, même si elle n’est pas dans le champ, l’acteur, il la sent, la feuille en train de tomber. Et il y a un déséquilibre qui se produit. Si j’étais à la caméra, je ne le verrais pas. C’est arrivé souvent que je refasse une prise avec un détail pareil. Mais ce n’est pas ce n’est pas évidemment pas une panacée, c’est ma méthode de travail : j’ai besoin de voir la vie. Pour moi, filmer, c’est faire l’amour avec la vie. C’est parfois un truc idiot, une moto qui passe et qui recouvre le dialogue. Tout le son est en direct dans mes films, excepté pour Once More où je n’ai pas pu faire autrement. Ce sont des plans-séquences de 9 minutes, c’était difficile, donc on a fait un doublage. Sinon on fait des sons seuls.
Comment avez-vous financé le film ?
J’avais 50 000 balles, c’était mon argent. Les gens venaient gratuitement, sauf certains qui avaient des problèmes. Et les syndicats sont venus pendant le premier jour de tournage, ils ont essayé d’enfoncer la porte. Je ne sais pas comment ils l’ont su. Et Bonfanti, qui était communiste et syndiqué, a ouvert la porte : « Vous n’entrerez pas, c’est un tournage, c’est privé, vous n’avez pas le droit d’entrer ! Et moi, j’ai le droit de demander deux fois mon prix à Gaumont et de travailler gratuitement pour Vecchiali, mettez-vous ça dans le crâne ! » Ils se sont cassés et on n’a plus eu d’emmerdements. Sauf quand j’ai demandé l’avance sur recettes, je pense qu’on ne l’a pas obtenue à cause de cela. Je demandais l’avance pour payer les techniciens, et on me répondait que je ne l’aurais pas car je n’avais pas payé les techniciens… Déjà à l’époque, l’avance était complètement incongrue. Bon, c’est un exemple, c’est assez typique de la production française, des problèmes qu’elle rencontrait, déjà à l’époque. C’est encore pire aujourd’hui. Enfin, ils ont été payés à peu près quatre fois leur salaire depuis, avec les ventes etc.. Le film a fait 1500 entrées alors qu’on avait des critiques dithyrambiques partout. Sauf dans les Cahiers qui n’en ont pas parlé du tout. C’était l’époque Mao… L’Étrangleur, pareil. D’ailleurs au début à Venise avec Pasolini, les gens attaquaient beaucoup le film là-dessus et je leur répondais : « Un réalisateur au chômage et deux actrices au chômage qui font un film, c’est un acte révolutionnaire. » Et là le débat repartait à l’envers. On a terminé le débat à 6 heures du matin.
Pasolini justement. On pense aussi à lui quand on évoque Femmes, femmes. C’était un événement à Venise ?
On ne comprenait pas ce qu’il se passait. Pasolini était là car Laura Betti voulait absolument jouer le rôle de Sonia, la doubler. Elle l’a donc fait venir. Il y avait ma première rétrospective, avec mes trois longs-métrages. Le réactions étaient vives : « Il n’y a pas de rétrospective Visconti. Qu’est-ce que c’est que ce type ? » etc. Quand Les Ruses du diable est passé, les gens sont partis de la salle. Ils sont restés un peu plus pour L’Étrangleur, mais pas tellement. Et puis est arrivé Femmes, femmes, qui était donc sous-titré en italien. Je reste au début et je vois cette houle de rires. Je n’ai pas pu rester, j’étais avec Biette et on a foutu le camp. On est revenu à la fin et on entendait les applaudissements à vingt mètres. Je rentre dans le hall et je vois une furie qui nous tombe dessus, Pasolini qui m’embrasse et me couvre de louanges. Il monte sur scène et déclare : « Je suis tellement ému que je ne sais pas si je vais pouvoir exprimer ce que je ressens. Je crois que je viens de voir le plus grand film du monde. » Sonia et moi étions très gênés, on ne comprenait pas. En plus je suis un cinéphile, je mettrais des tas de films avant Femmes, femmes bien sûr. Et surtout, j’ai cru un moment qu’il se moquait de moi. Je le regarde et je vois des larmes. Là j’ai compris. Le lendemain à 11h, tous les critiques italiens étaient dans le hall de l’hôtel et il y a un type qui vient parler au nom des autres. Il présente ses excuses et me demande la permission de revoir mes films. Ils ont rectifié les papiers. D’ailleurs, une autre histoire : plusieurs années après ils se sont aperçus qu’ils m’avaient un peu oublié et m’ont demandé de faire une table ronde à Rome. Je venais de terminer Corps à cœur et je l’ai amené. Ils n’avaient qu’un seul projecteur et j’avais six bobines. Donc six actes… Ils étaient fous de joie et moi ivre de rage. Je leur explique que ce n’est pas une pièce en six actes mais que c’est un film. Je leur dis : « Vous n’avez pas vu le film ! » Tellement frappés par ma colère, ils ont loué un autre projecteur et ont repassé le film. Et là, ils étaient bien forcés de reconnaître que ce n’était pas le même film. Donc, tout cela pour dire qu’il y avait une espèce d’honnêteté foncière de base à l’époque dans la critique italienne. Ils peuvent changer d’avis et le dire, et c’est quand même rare.
Vous ne ressentiez pas une telle honnêteté quand vous écriviez pour les Cahiers à l’époque ?
J’ai toujours été gêné sur le plan moral. Quand je travaillais aux Cahiers, il n’y avait plus Godard, ni Rohmer, qui étaient pour moi les deux personnes vraiment honnêtes de l’équipe. J’ai des doutes pour les autres…
Et Truffaut ?
Surtout Truffaut. Même Rivette qui m’a caviardé un article. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai quitté les Cahiers. Il a refusé un article, ce qui était évidemment son droit de rédacteur en chef. Mais 95% de l’article est sorti sous une autre signature. Allez, disons 85%… Des phrases entières étaient identiques. C’était sur Cronaca Familiare de Zurlini, qui était mon chef-d’œuvre et j’étais ravi d’écrire dessus. Mais voilà… J’ai donc appelé Rivette pour lui dire que je n’écrirais plus aux Cahiers. Il a aussi changé le titre des Parapluies, mais sans me le dire. Enfin bref, ce ne sont pas des manières de faire. Jean-André Fieschi, lui, était formidable.
Vous étiez très proche de Biette.
Biette a vu mon premier court au Studio Parnasse : Les Roses de la vie. Il disait que le film lui faisait penser à L’Homme qui tua Liberty Valance, il délirait complètement là-dessus. Il m’a tellement fait rire que je voulais lui parler. Et puis il m’a demandé si je pouvais rapatrier ses courts italiens et les faire devenir français. Je m’en suis occupé et on est devenu amis. Ensuite il a vu Femmes, femmes. Il est quand même partisan de la sélection à Venise car il a demandé à Laura Betti de venir voir le film et elle a appelé Giacomo Gambetti qui m’a ensuite demandé de descendre la copie. Il m’a ensuite dit qu’il ne voulait pas que Femmes, femmes mais tous les films, les trois longs et les courts. Bon, ensuite Biette m’a proposé un film que j’ai produit, et voilà. C’est certainement avec Biette que j’avais la plus forte relation cinéphilique. C’était un type avec qui on pouvait parler. Je le lui disais quand je n’aimais pas un de ses films, pareil pour lui envers moi, et rien ne changeait entre nous.
Vous continuez de voir beaucoup de films ? Quels sont les cinéastes que vous aimez ?
Oui, je vois encore beaucoup de films. Aujourd’hui, il y a Ramos, Guiraudie, Trillat, Laurent Achard, peut-être le meilleur.
Garrel ?
Ah non… Bidon pour moi. Je déteste le chantage à l’art, pour résumer. Quand je vois qu’on veut montrer qu’on fait de l’art, je n’aime plus. Le réalisateur qui ne s’intéresse pas à ses personnages, qui est narcissique, comme l’est Garrel, comme l’étaient Eustache et Pialat, ce sont des cinéastes qui ne m’intéressent pas. Et par voie de conséquences, leurs films ne m’intéressent pas. Je l’ai rencontré, Garrel, juste au moment où il finissait Anémone. Je lui demande : « Pourquoi est-ce que vous êtes si triste ? » Et il me répond : « Mais vous n’avez jamais pris le métro ? » Et si, je trouvais le métro très gai. Je crois qu’il n’a jamais pris le métro, que c’était une idée comme une autre qu’il s’était faite… Après j’ai vu Anémone et on voit beaucoup trop l’influence de la Nouvelle Vague. Après il s’est un peu libéré. Je ne porte pas vraiment de jugement, je dis juste que ce ne sont pas des cinéastes pour moi.
Votre désir de cinéma remonte à loin ?
J’habite dans une villa dans le Midi que j’ai appelé Mayerling parce que ma vocation vient de ce film. Je l’ai vu à six ans et en sortant de la salle je disais à ma mère « Je veux faire du cinéma ! » J’avançais sans vraiment savoir. On me demandait pourquoi et je répondais : « Pour voir Danielle Darrieux. » C’est une histoire d’amour qui a commencé là et qui a duré toute ma vie. J’allais voir tous ses films. Alors, mes parents voulaient quand même un bagage pour moi et il se trouve que j’étais doué en maths, je suis donc rentré à Polytechnique. Malheureusement avec deux ans de retard, car j’étais très malade, et je suis arrivé à ce qu’on appelle la surlimite. C’est-à-dire que je devais entrer dans l’armée. Je choisis le génie et je pars en Afrique du Nord faire la guerre d’Algérie, en tant qu’anarchiste, ce qui sidérait Godard. Je lui disais : « Si je n’y vais pas, quelqu’un d’autre ira à ma place et je me considère comme responsable de ses actes. Si j’y vais, je sais ce que je vais y faire. » Et je me baladais en jean, j’avais du papier journal dans les poches, je n’avais pas d’armes. Je ne dis pas que j’ai absolument raison, mais c’est ma morale. Je n’ai jamais été attaqué. J’avais quand même quinze chantiers et 5000 ouvriers… Tout cela prépare au cinéma aussi. Un plan de travail, un dossier au CNC, c’est de la rigolade… Après je suis retourné à Polytechnique en tant qu’instructeur. J’allais au Parnasse et je me disais : « Pourquoi ne pas se lancer ? » On avait formé un groupe avec ses diktats, on commençait à faire comme aux Cahiers. J’avais de l’argent de côté gagné en Algérie et on a commencé à écrire un scénario avec Denis Epstein en Corse : Les Petits Drames. Je voulais faire ce film avec la fille avec qui j’étais à l’époque, mais elle était incapable de jouer. Et Epstein trouvait que mon personnage était exactement Nicole Courcel. Gros coup de pot : je trouve son numéro aux renseignements et je tombe sur elle. Je vais donc la voir et elle me dit : « Vous n’avez pas d’argent ? Je m’en fiche. Si ça me plaît, je le fais. Ne me parlez pas du scénario, parlez-moi de vous. » J’ai répondu : « Danielle Darrieux. Voilà, vous avez tout de moi. » Elle l’adorait, c’était parfait. Je lui raconte quand même mon parcours et puis elle accepte de tourner. Le tournage a duré treize jours et j’ai tout monté en 48 heures sans dormir. Ce que je ne savais pas, c’est que Courcel était avec Piccoli à l’époque. Le premier jour de tournage, j’entends qu’elle dit à quelqu’un : « On dirait qu’il a fait quarante films. » Et elle parlait à Piccoli. Du coup, il me demande s’il n’y a pas quelque chose pour lui dans le film. J’ai inventé un personnage de patron car elle était infirmière dans le film et il a aussi tourné gratuitement. Mais le film est perdu. J’ai vendu mon appartement de l’époque et j’ai prêté la copie à des gens qui l’ont paumée. Je n’ai plus que des petits extraits. À l’INA en effet, j’ai retrouvé une interview de l’époque pour la télévision avec cinq ou six plans qui sont restés. Mais le film n’était pas bon. Je me suis libéré de beaucoup de choses. Après j’ai voulu faire L’Éducation criminelle avec Courcel et Piccoli également, qui étaient prêts à tourner gratuitement. J’avais un polar assez costaud, une histoire de gangsters. Piccoli était amusé parce qu’il devait jouer un homosexuel. Beauregard aussi était emballé mais il n’a pas pu faire le film, car je n’avais pas ma carte de réalisateur à l’époque. Il me fallait faire trois assistanats à la réalisation. J’ai envoyé le scénario à différentes productions et je venais de terminer mon dernier assistanat quand Véra Belmont vient me voir. Elle avait l’air intéressée mais on n’a pas eu l’avance. Puis avec Denis Epstein on a repensé à une autre histoire : Les Ruses du diable.
Il y a des scénarios auxquels vous avez consacré beaucoup de temps ?
En haut des marches, j’ai mis deux ans à l’écrire car je voulais me mettre dans la tête de ma mère, et c’était très difficile bien sûr. Pour ce film, j’avais besoin d’un support logistique très fort, il n’y avait pas de scénario mais une feuille de mixage avec toutes les colonnes. J’ai tout envoyé à l’avance sur recettes. Ils ont refusé, ont demandé à voir mes films. J’ai protesté : « S’ils n’ont pas vu mes films, qu’est-ce qu’ils foutent là ? » Je suis repassé et j’ai eu l’avance à l’unanimité. Je n’ai eu l’avance que pour quatre ou cinq films. Je n’ai jamais perdu d’argent sur un film. J’avais Diagonale et Unité Trois, tout était bien construit. Bon, je ne me payais pas, juste comme salarié sur le tournage pour la protection, au cas où un projecteur me tombe sur la gueule. En revanche, j’avais des contrats sur les royalties, et aujourd’hui je touche les droits d’auteur. C’est ainsi que je peux tourner mes films aujourd’hui.
Est-ce que vous ressentiez une certaine idée de famille de cinéma à l’époque ? Une solidarité ?
On ne se fréquentait pas tellement, mais on faisait une fête par trimestre. On se retrouvait tous, on riait beaucoup. À la base était le rire et la plaisanterie. On avait des habitudes, par exemple avec Hélène Surgère on se voyait tous les 31 décembre, on allait bouffer tous les deux au restaurant pour le réveillon. Oui, elle existait d’une certaine manière, la famille de cinéma. On se parlait beaucoup de cinéma au téléphone surtout. Jean-Claude Biette a fait deux magnifiques films avec Sonia Saviange : Le Théâtre des matières et Loin de Manhattan.
J’ai vu que Jacques Nolot a écrit le scénario du Café des Jules. Vous aimez ses films ?
Son premier film, L’Arrière-Pays, j’aime beaucoup. Après on sent le copier-coller par rapport à Simone Barbès et Change pas de main. Le dernier, je ne l’ai pas vu. Vous savez, pour J’embrasse pas de Téchiné, eh bien c’était un scénario de Jacques Nolot qu’il m’a proposé et que j’ai refusé de tourner en lui disant que c’était à lui de le faire. Et il l’a vendu à Téchiné. Après, il pleurait tous les soirs aux rushes. Je l’avais prévenu, Téchiné est un prédateur, on le sait, c’est ainsi. Il y a des films de lui qui sont bien d’ailleurs. Mais ce n’était pas fait pour lui. Le personnage d’Emmanuelle Béart n’existait pas dans le scénario de Nolot, il l’a rajouté et tout a été foutu par terre. Pas à cause de Béart, mais parce que la ligne du film était très droite avant cet ajout. Et après, Nolot a raconté dans tout Paris que j’avais acheté ma villa avec l’argent du Café des Jules… Alors que je ne m’étais même pas payé. On avait un million deux cent mille francs, avec des tournages de nuit, une double équipe de caméra… Où j’aurais pu trouver l’argent ? Le budget est rentré pile au franc près. Je ne pouvais pas arriver à comprendre. Donc je suis un peu mal à l’aise par rapport à Jacques Nolot… En plus je venais de finir Once More et je venais aussi de signer pour Le Front dans les nuages, un téléfilm avec Darrieux et Girardot. Et il vient me demander de le faire tout de suite. Je ne pouvais pas. C’était une pièce, en fait, au départ, et j’avais refusé la mise en scène au théâtre. Je lui disais que je voulais bien essayer de le faire, mais que je devais retravailler le scénario parce qu’il y avait certaines choses qui ne me plaisaient pas. Il m’a dit oui, et j’ai tourné en six nuits. C’était un boulot affolant, mais dans le rire toujours. Il y avait une très belle cohésion. Selon moi, le dernier plan du Café des Jules est peut-être un des plus beaux que j’ai jamais faits. Et c’était donc un énorme effort pour moi, à peine avais-je mixé que j’ai filé à Lille pour Le Front dans les nuages – que j’ai superbement raté d’ailleurs.
Comment est-ce que vous travailliez avec Diagonale et Unité Trois à l’époque ?
Diagonale me prenait beaucoup de temps. Parce qu’avec Diagonale on avait un département cinéma et télévision et un département traiteur. On faisait de la bouffe, pour les mariages, les tournages de films… Les premiers tournages étaient La Machine et Le Théâtre des matières, et sur La Machine on avait tellement bien bouffé qu’ils en ont parlé à tout le monde. Et du coup, on nous demandait beaucoup. J’avais imaginé ce département traiteur pour avoir une compensation des TVA parce que je facturais d’un côté et je prenais de l’autre. Ainsi je ne demandais pas le remboursement de la TVA, c’était de la paperasse en moins et puis du liquide qui roule. Le traiteur fonctionnement avec un roulement de liquide et le cinéma avec des apports sporadiques. Ce système marchait formidablement, il n’y a jamais eu de problèmes. L’argent du traiteur permettait parfois de balancer sur le compte film en attendant l’avance sur recettes, puis on remettait l’argent sur le compte traiteur une fois qu’on l’avait. Il y a juste peut-être C’est la vie qui a dû perdre quelque chose comme 800 francs et qui en avait coûté 200 000. Trous de mémoire, c’est 100 000 francs pour 6 heures de tournage. Donc évidemment, c’est atypique dans le cinéma français, j’en ai bien conscience. Il y avait, je me souviens, un papier assez long dans L’Aurore qui disait espérer que j’accorde plus de temps aux acteurs. Alors que non. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que je prépare énormément à l’avance, énormément. Dès que je commence à écrire, j’invite à déjeune l’opérateur, l’ingénieur du son etc. Et quand on arrive sur le tournage, on est tous sur la même ligne. Ils savent ce que je veux et ils vont même au devant de mes désirs parfois.
Vous tourniez rapidement en général ?
Oui, c’est l’inverse de Claude Sautet par exemple, qui est capable de tourner 35 semaines. J’ai toute une histoire avec Claude Sautet. J’avais fait un papier à l’époque contre César et Rosalie, mais d’une violence extrême. Il se baladait dans tout Paris avec le papier à la main. Puis avec Once More on est sélectionné au festival de Namur et je vois que Claude Sautet est président du jury. Du coup, je présente mon film, je prends la voiture, et puis je rentre à Paris. À peine rentré à Paris, je reçois un coup de téléphone : « On vous envoie une voiture, vous avez un prix. » Je reprends la voiture, repars à Namur. Et effectivement, on annonce : « Le Grand Prix du scénario, à l’unanimité, revient à Once More. » Et là, je vois Claude Sautet, qui m’embrasse et me dit : « J’ai enfin compris ta critique. » C’est honnête quand même. Tout cela ne veut pas dire que j’avais tort ou raison mais il avait compris ce que je voulais dire. Je me souviens que ma critique se terminait par : « Et pour nous signifier que tout va recommencer entre César et Rosalie, Claude Sautet fige l’image. » Il n’avait pas du tout apprécié. Je me rappelle aussi que je lui disais qu’il n’y avait pas de solidarité dans le cinéma français. Et lui de me répondre que j’exagérais. Mais il tournait 35 semaines, ce qui voulait dire qu’il y avait 70 jours où le matériel était inoccupé (chaque week-end). Je lui disais : « Tu ne peux pas appeler un jeune qui tourne son premier court-métrage et lui prêter le matériel ? » Nous on le faisait, le week-end on filait les éclairages, la caméra, les chutes de pellicule, et parfois même les travellings. Il est arrivé aussi que le machiniste aille aider gratuitement. Bien sûr, s’il y avait un pépin, c’était à eux de payer. Quelquefois, je produisais carrément leurs courts-métrages, j’authentifiais le film quand il était terminé. Et Sautet me disait qu’il n’avait jamais pensé à cela. Sautet était très honnête, mais je trouve qu’il a emprunté la mauvaise voie. Il était d’abord et avant tout scénariste, et c’était marqué au fer rouge. Alors il payait des sommes folles les décors et filmait tout à la longue focale. Bon, après, c’est plus une réaction de producteur de ma part, plutôt que de cinéphile. Je pensais à l’époque que l’argent dépensé chaque année, à l’inflation près, était le même pour le cinéma français. Peut-être que ce n’est plus valable aujourd’hui. Donc quand on tournait 35 semaines, on enlevait certainement une dizaine de semaines à d’autres cinéastes. C’est bête, mais bon, il me semble que c’est imparable. Et j’étais vraiment très soucieux de cet argument, je me disais qu’il fallait rester dans le budget et rester dans un cadre bien défini, sans toucher pour autant aux moyens et à la volonté de la mise en scène bien sûr. Jamais un film de Diagonale ne dépassait d’une heure.
Comment est-ce que vous vous êtes aventuré dans la distribution ?
Je n’étais pas distributeur au début, mais après. Corps à cœur par exemple ne faisait pas beaucoup d’entrées mais a tenu deux ans en salle. Je suis devenu distributeur parce que j’étais allé à un festival à Strasbourg et j’ai vu Taxi Zum Klo de Frank Ripploh, un film que j’avais beaucoup aimé. Je me suis proposé comme candidat pour l’acheter et le gars m’a dit : « On vous le vend, pour pas cher, si vous le distribuez vous-même. » J’ai acheté le film et il a plutôt bien marché, il a tout cassé en Allemagne et en Amérique. En France, c’était assez médiocre. Je n’ai pas perdu d’argent, mais je n’en ai pas gagné non plus. J’ai distribué En haut des marches avec 45 copies, c’est pas mal. On avait des grands tableaux avec Diagonale, on faisait tout nous-mêmes. En plus les laboratoires GTC m’avaient vachement à la bonne. J’ai fait le film de Noël Simsolo, Cauchemar, et il lui manquait 50 000 balles. Et GTC me répétait « on va coproduire avec toi, etc. » Donc j’ai été couvert. J’ai vu le film, que j’aime bien, mais il n’a pas rapporté un rond. Donc j’ai payé le laboratoire, je ne voulais pas commencer ainsi avec eux. Du coup, quand j’ai fait En haut des marches, ils m’ont fait tous les trucages et m’ont tiré toutes les copies à l’œil, et puis la pellicule aussi. J’ai toujours payé comptant mes fournisseurs, parfois à l’avance, mais je me démerdais toujours pour avoir une ristourne. Quand j’ai fait Et + si @ff, j’avais besoin d’un studio de cinéma. Ce n’était pas dans mes moyens, donc j’en parle au producteur qui couvrait le film. Et je reçois un coup de fil d’un monsieur qui s’appelle Didier Diaz. Je ne le connaissais pas et il me dit qu’il est le patron de Transpalux. Et j’avais toujours travaillé avec eux. Il me dit : « Le studio vous l’avez gratuitement, et mon bureau aussi. » Alors moi je me demande pourquoi. Il m’explique : « En trente ans, vous êtes le seul producteur qui ne m’ait pas planté. » Et même là, pour tous mes films, il me donne le matériel. Tout cela prouve quoi ? Que les producteurs sont des voyous. Et que moi je leur mets le nez dans leur caca en existant. C’est pour ces raisons que je ne suis pas aimé. Le credo d’un producteur est assez simple : avoir le maximum de crédit possible et, au bout d’un certain temps, ne pas payer le reliquat. J’ai vu comment travaillaient ces gens là, qui sont des industriels qui ont des gens à payer, à faire vivre. Pour moi le métier du cinéma ce n’est pas seulement des acteurs, des techniciens… C’est les producteurs, les fournisseurs aussi, c’est tout le monde. Donc il faut réunir tout, essayer d’en tirer le maximum bien sûr. Il n’y avait pas de contraintes en fait. La contrainte, elle est dans le budget, mais le budget était fait pour moi. De toutes façons, il n’y a aucune liberté sans contraintes. Et à l’intérieur de ses contraintes, on était entièrement libre. Tous les gens de Diagonale ont fait les films qu’ils avaient envie de faire, et moi aussi. Comme maintenant, je fais encore les films que j’ai envie de faire.
En tant que cinéaste cinéphile, est-ce que vous ressentiez à vos débuts le poids des influences ?
Les influences sont incluses, elles arrivent. Par exemple dans Once More, la femme du héros dit : « Tu as souri ? » et lui : « Non. » Un critique de cinéma me dit : « Ça vient de Remorques. » Effectivement, mais je n’y ai pas pensé. On est nourri et puis ça ressort. Au moment du tournage on n’y pense pas du tout. D’ailleurs en dehors de telles bricoles, qui sont des résurgences, des rémanences, je ne pense pas qu’on sente beaucoup l’influence dans mes films. On peut peut-être dire que j’ai le même rapport au personnage que Grémillon, parce que c’est mon dieu, avec Ophuls. Jamais je n’ai hésité à mettre le pied quelque part. C’était notre grande discussion avec Pasolini. Je lui ai dit : « Tu ne prends pas de risques, tu filmes sous tous les angles et c’est le monteur qui fait le film. Quand tu écris un poème, est-ce que tu mets des mots dans un chapeau et tu les fais tirer par quelqu’un ? » C’est pour cette raison qu’il voulait me voir travailler. Il faisait tous ses films avec plusieurs axes, sauf les trois quarts de Uccellacci e Uccellini, qui est le seul de ses films que j’aime. Dans L’Évangile selon saint Matthieu, je ne supporte pas cette caméra qui bouge pour faire actualités. Comme dirait Godard : « Je n’aime pas quand ça fait sens. » Je pense qu’il a tout à fait raison. Deux choses que je n’aime pas : quand ça fait sens et quand il y a du chantage à l’art. Écriture filmique et rapport aux personnages, c’est ce qui a guidé toute ma vie. Toujours à tort ou à raison mais ce sont des options qu’on prend, on ne sait pas pourquoi elles vous viennent puis après on n’en bouge plus. Je sais parfaitement ma ligne et je sais parfaitement quand un film est sorti de ma ligne. C’est arrivé une ou deux fois, mais à la télévision seulement.
Était-ce une volonté de votre part de travailler pour la télévision ?
Je dis qu’un metteur en scène doit metteur-en-scéniser. On m’a demandé de travailler à la télévision comme ils savaient que je travaillais vite. Et à partir du moment où ils ont effectivement constaté que je travaillais vite ils m’ont demandé encore plus. Et je tournais, dans une espèce de boulimie. Biette pensait qu’un de mes meilleurs films était Point d’orgue, qui est un film pour la télévision. C’est son point de vue à lui, parce que le film parlait de musique et il était très musicien. C’était aussi une discussion avec Jacques Demy, je lui disais qu’il ne tournait pas assez. Et il me rétorquait, sans méchanceté : « Toi, tu fais n’importe quoi. Je ne peux pas faire n’importe quoi. » Seulement il faisait Parking, qui est un film abominable, et il était bien d’accord. Il était mal à l’aise parce qu’il avait besoin de l’apparat. Je peux le comprendre. J’avais des rapports formidables avec Jacques Demy. C’était un bonheur. J’ai vu Lola et j’étais complètement transporté. En plus, je l’ai vu deux mois après À bout de souffle, alors j’étais Nouvelle Vague puissance Nouvelle Vague. Les films sont aussi beaux l’un que l’autre, mais Lola avait touché à quelque chose de proche de ce que je voulais faire. Le film était programmé au Parnasse et j’ai pris la parole. On s’est rencontrés ainsi. On est devenu amis et on se téléphonait presque tout le temps, on tombait presque toujours d’accord sur les films. Il avait cette gaîté, cet humour. Je me souviens quand j’ai acheté mon appartement au Kremlin-Bicêtre, j’ai invité quelques personnes, dont Demy, Varda, Liliane de Kermadec. J’étais derrière le bar, j’avais oublié les cuillers pour le thé alors je pars les chercher au bout du bar et Jacques me suit comme un travelling, vraiment. Il était tellement drôle. Et vachard ! C’était un fou de cinéma, il est tombé dans la marmite comme moi. Il m’avait dit : « Je crois qu’il n’y a que nous deux qui pouvons aimer Danielle Darrieux et Robert Bresson. »
Vous parliez tout à l’heure de Grémillon comme de votre « dieu ».
Des films de Grémillon, il émane une telle grandeur. L’Amour d’une femme c’est merveilleux. L’après-mort de Gaby Morlay, dans l’île, près d’un cimetière… Il y a des moments dans des films pareils, on s’en va quoi, on est avec les anges, on ne peut plus rien, il n’y a plus rien qui compte. Et là, je suis prêt à me battre. D’ailleurs le couillon qui a écrit, dans le livret de la Cinémathèque, que La Tête d’un homme est un film raté, celui-la je le tuerais. Il disait des choses intéressantes sur Duvivier mais d’écrire que ce film est raté où Harry Baur est insignifiant alors qu’il est sublime… J’ai envoyé une lettre à Toubiana en envoyant mon papier sur La Tête d’un homme, qui est pour moi un des plus grands films français. Là-dessus je suis resté combattant, parce que je ne peux pas supporter de telles choses… On ne peut pas liquider un film aussi important en un mot. À partir du moment où il aime Duvivier, où il écrit sur lui, il ne peut pas, il faut qu’il explique. Dans un de mes films, le héros, qui est cinéphile, projette La Tête d’un homme à la télé en muet. Il le commente et il montre cette séquence qui est unique dans toute l’histoire du cinéma où l’assassin est amoureux d’une voix et amoureux d’une femme. Il ne veut pas voir la femme qui chante parce qu’il les a réunies en une seule. Il a réinventé le play-back ici. Et lorsqu’il est traqué par Harry Baur, il perd un peu la tête, il prend la femme qu’il aime, lui fait traverser le couloir et la met face à la chanteuse, qui est Damia en plus. Damia chante comme si rien n’était arrivé. Il y a un travelling qui élimine la femme et ne reste plus que l’assassin et Damia. C’est merveilleux. Et puis la fin : l’assassin court, court, court… et il se fait écraser par un camion. Puis il dit à Harry Baur : « C’était quand même un beau crime », avant de mourir. Mais ce n’est pas le dernier plan. Le dernier plan, c’est un poing fermé qui tape sur un rideau baissé d’une pharmacie. Donc l’assassin redevient un homme, comme les autres. Si ça c’est pas du cinéma…