Peu de cinéastes, ayant débuté leur carrière à l’orée des années 1980, peuvent aujourd’hui prétendre avoir construit une œuvre aussi vaste et complète que celle d’Amos Gitaï. Celui-ci n’a, depuis près de vingt ans, laissé aucune année calendaire sans nouveau film. Plus tard tu comprendras vient remplir la 39e place d’une filmographie touche-à-tout, partagée entre fictions et documentaires, grand style et « pris sur le vif », spectacle de l’intimité et scènes de foule. Un souci, cependant, a toujours titillé cet architecte de formation : l’étagement d’un cinéma en prise avec les soubresauts du monde contemporain. Une attention aiguë au visage mouvant de son pays (Israël) et de son peuple. Aucune autre attention ne pouvait traiter avec une telle acuité des questions de migrations, de passage, d’exil, de partage (entre ici et là-bas), toute l’ambivalence d’une géographie biface.
Il est important de préciser que Gitaï est venu du documentaire à la fiction et qu’il s’agit déjà, là aussi, d’une question de migration. Ainsi, on sera tenté de trouver moins une rupture qu’un glissement entre le grand style de ses fictions – plans-séquences forcément virtuoses, mise en scène de masses forcément complexe – et son mode documentaire plus heurté. La formule « moyenne » de son cinéma s’était peut-être réalisée dans la fiction Terre promise, sortie en France il y a quatre ans, où une caméra hyper-réactive suivait l’acheminement nocturne et clandestin de prostituées de l’Est jusqu’aux night-clubs israéliens. L’année passée, Gitaï nous avait laissés dubitatifs par le brechtisme mal digéré de la première partie de son Désengagement, avant de retrouver toute sa force dans la suite délocalisée du film. Une chose est sûre : depuis quelque temps, Gitaï s’était petit à petit rapproché de la France (Anne Parillaud, Juliette Binoche, Caroline Champetier) jusqu’à nous livrer, à ce jour, une fiction à l’attention des Français.
Plus tard tu comprendras, adapté du roman éponyme de Jérôme Clément, s’inscrit clairement du côté de la grande forme, de par ses somptueux travellings et la danse très élaborée de ses personnages dans l’espace. Cela ne l’empêche pas de se tenir au plus près des événements récents, notamment la reconnaissance par l’État français de sa responsabilité dans la spoliation et la déportation des juifs par le gouvernement de Vichy (à l’occasion du discours prononcé par Jacques Chirac en 1995). Cela ne l’empêche pas non plus de filmer, documentaire, des lieux où le cinéma n’avait jamais mis les pieds, comme les locaux et couloirs de cette fameuse Commission d’indemnisation des victimes de spoliation, créée en conséquence du discours du Président. À ce titre, le film s’ouvre sur un beau travelling – sa figure majeure – accompagnant la marche de Victor (Hippolyte Girardot) sur le site du Mur des Noms, au sein du Mémorial Juif de Paris. Avec un retrait qu’elle conservera tout au long du film, la caméra de Gitaï passe derrière les hauts blocs clairs sur lesquels sont gravés en noir les noms des déportés. Dans ce court laps de temps qui ne correspond qu’à quelques pas de Victor, l’image en fuite du travelling se remplit de ce décompte infini de cadavres. Déjà, le film compte, compte, compte…
Victor travaille dans de grands bureaux, entourés de charmantes secrétaires. Il refuse, en ce jour de 1987, alors que le procès Barbie est retransmis sur tous les postes, tout rendez-vous professionnel qui pourrait perturber ses recherches. Leur objet, qui l’absorbe tant, est strictement personnel : il collecte des informations sur le passé trouble de sa famille, mêlé à l’histoire de l’Occupation et aux lois du régime de Vichy. Ce qui l’obsède plus particulièrement, c’est la responsabilité indéterminée de son père pharmacien, bon Français de souche, dans la déportation de la branche maternelle de sa famille, des juifs russes exerçant le métier de fourreurs, arrêtés en 1944 par les nazis dans un petit village de campagne. Il est freiné en cela par le silence buté de sa mère Rivka (Jeanne Moreau) qui se refuse à toute confidence sur son passé, alors qu’elle vit entourée d’antiquités aussi muettes qu’elle. Le gros problème pour Victor – et la source de son angoisse – c’est qu’en termes d’identité, lui et sa sœur (Dominique Blanc) ont principalement hérité de la branche paternelle de la famille, les Bastien, tandis qu’il ne leur reste presque plus rien de celle des Gornick, hormis la mémoire enfouie de Rivka et le prénom de sa fille, Esther. Du coup, il récupère une culpabilité rétroactive et générale, qu’il prend le risque, dans le stricte cadre de sa famille, d’inventer (c’est ce que soulève sa sœur). Dit autrement : cette part de réalité (coupable) qui nous constitue, ce crime métaphysique de l’Histoire légué aux générations d’après-guerre, ne s’endosse et ne s’expie qu’au prix d’une fiction privée.
À la complexité de ce questionnement répond celle des chorégraphies de Gitaï entre ses acteurs (tous excellents) et sa caméra, d’une grande mobilité, sans cesse en circulation, se faufilant dans les couloirs, derrière les portes, les cloisons, balayant les objets, les visages, comme en constante prospection. Ici, il n’existe pas d’espace ouvert, mais des enfilades d’espaces partitionnés, de pièces qui donnent chacune ou sur une autre pièce, séparées par de franches cloisons. L’espace de Gitaï exhibe le signe de sa structure sans jamais en montrer clairement l’ensemble.
La première partie du film paraîtra à certains trop convenue – ils n’auront pas tort. Sous forme d’une enquête, se dévoile le vieux scénario de la prise de conscience, avec ses remugles de passé mal digéré. Heureusement, sur ce point, ne jouant pas la carte d’une chronologie artificiellement éclatée, Gitaï fuit la structure mille-feuilles (cf. Un secret de Claude Miller) et réserve au passé affleurant une seule séquence impressionniste, joliment emportée. Sur un sujet similaire, le traitement personnel de Gitaï fait malgré tout la différence. Exemple : le jeu de dissociation entre image et son au début du film, entre le témoignage sonore d’une rescapée au procès Barbie et la déambulation mélancolique de Rivka dans son appartement chargé d’objets. Autre exemple : la façon dont l’intrigue est présentée par le raisonnement à voix haute, à moitié marmonné, de Victor seul devant l’étalement sur son bureau des archives qu’il est parvenu à réunir. Enfin, l’idée de se poster dans une famille qui ne soit ni victime ni coupable, mais qui endosse à elle seule un unique destin de culpabilité nationale, où se rejoue à petite échelle le drame historique du vivre-ensemble, permet au film d’échapper au débat socio-catégorique et l’inscrit plutôt dans un discours stimulant sur la transmission, mâtiné de psychanalyse. Avec une figure de père comme point aveugle, croquemitaine potentiel, nœud gordien dont la culpabilité réelle ne sera jamais établie et de qui Rivka dira seulement : « C’était un homme charmant.»
Puis Rivka décède et emporte avec elle le secret de famille. S’en suivent deux séquences, les deux dernières, assez ahurissantes. La pénultième voit la collection d’objets d’art de Rivka, livrée aux estimations d’un commissaire-priseur. Ainsi, chacun des souvenirs qu’ils représentent, devenus illisibles, est sous-pesé, évalué, monnayé, bradé, dans un tour du propriétaire où toute une vie est découpée selon la sécheresse des valeurs chiffrées. Enfin, dans une dernière séquence glaçante, on voit Victor dans les locaux de la Commission d’indemnisation, aux prises avec deux dames fort affables. Instances de la République, elles reviennent sur chaque étape du calvaire des Gornick pour, en fonction des biens spoliés, y accoler un prix. C’est ainsi que la mémoire se découpe et se chiffre. Un bien triste baume, d’une rigide valeur monétaire, qui rachète finalement les crimes commis d’un côté et les souffrances endurées de l’autre. Voici donc à quelle sinistre conclusion aboutit la responsabilité reconnue de l’État français : à solder des comptes, à rééquilibrer, en bonne administration, la balance des biens. Responsabilité = Indemnisation. Victor, dégoûté, s’enfuit. On réfléchit un peu et l’on finit par se dire que le film de Gitaï, ses 98 minutes durant, n’a pas cessé une seconde d’énumérer : des documents, des témoignages, des preuves, des faits, des lieux, des prières à dire et des actes à accomplir pour la veillée des morts. Une telle violence des chiffres est rare dans un téléfilm qui parle français.