Cela faisait un moment qu’un film hollywoodien n’avait pas suscité une telle polémique aux États-Unis, tout en recueillant le succès public. Le précédent n’était autre que Zero Dark Thirty. Pas de coïncidence — les derniers films respectifs de Kathryn Bigelow et Clint Eastwood ont été ou sont en lice pour les Oscars, abordent sur la base de faits réels les opérations américaines en Irak, et amènent une même question : sont-ce ou non des apologies de la guerre, et des méthodes les plus choquantes pour la gagner ? Au dossier à charge contre le film d’Eastwood, évidemment, certains ne manquent pas d’ajouter les sympathies politiques notoires du réalisateur — un peu trop facilement pour ne pas inciter à y regarder à deux fois en tâchant de faire abstraction de cette donnée… American Sniper retrace les faits d’armes et le rapport à la vie civile du sous-officier de l’US Navy Chris Kyle, solide Texan, Navy SEAL et surtout tireur d’élite au nombre de cibles abattues impressionnant (160 confirmées par le Pentagone, lui-même en revendiquant 255…), décoré plusieurs fois au cours de ses quatre « tours » de service en Irak, avant de mourir lui-même abattu près de chez lui, à son club de tir, en 2013. Soit le genre d’homme que l’institution militaire et ceux qui la respectent appellent un héros, et dont les névroses (bien qu’affecté psychologiquement par son service, il clama son absence de remords concernant ses victimes) ont de quoi intéresser un cinéaste en quête de portrait de l’Amérique profonde. Or Eastwood, apparemment hésitant entre ces deux facettes du personnage, penche de toute évidence pour le portrait en héros — avec un manque de nuance qui, même indépendamment du contexte historique et politique qui attire toutes les attentions, s’avère pour le moins problématique.
Last Action Hero
La première scène, flash-forward qui voit Kyle prendre la décision de tuer une femme et son enfant porteurs d’une grenade, suffit à faire comprendre qu’on n’est pas ici dans l’observation perspicace de l’instinct du chasseur, celle à laquelle Fritz Lang se livrait au début de son formidable Chasse à l’homme. Ici, le chasseur se distingue avant tout par la fermeté de son action, dont le temps de prise de décision fait partie — une pure efficacité professionnelle, en somme. Les éventuelles apparitions de stigmates psychologiques, c’est pour plus tard, quand on est rentré à la maison — il semble que cela n’ait rien à faire sur le champ de bataille. La fermeté, c’est aussi ce qui caractérise un héros, dont le film livre une apologie sans complexes. Pas un héros né, évidemment — papa a veillé au grain dès le plus jeune âge du garçon, à coups de ceinturon s’il le fallait, le sommant de choisir entre les trois catégories qui composent le monde : les agneaux, les loups et les chiens de berger. Le Chris Kyle d’Eastwood, bien sûr, a choisi dès ce jeune âge d’être chien de berger.
On précise « le Chris Kyle d’Eastwood » parce que, comme on pouvait s’y attendre, le rapport à l’authentique sniper est à relativiser fortement, une fois l’autobiographie de celui-ci (déjà sujette à débat) passée entre les mains du cinéaste et de Hollywood. Campé par un Bradley Cooper aussi pro que lui, le personnage trouve tout à fait sa place au côté d’autres héros de films d’action. Le scénario lui crée même un adversaire à sa mesure, un sniper ennemi dont il croise la route à plusieurs reprises avant de le vaincre, comme dans un western, en un duel final à un seul coup à l’emphase dilatée par un long ralenti. Cette confrontation prolongée matérialise, là encore, le héros comme quelqu’un de foncièrement attelé à sa tâche, quoi qu’il en coûte — qui ne retrouve femme et enfant qu’en pensant déjà à retourner « là-bas » finir le travail (et Sienna Miller de se coltiner l’énième rôle d’épouse ne servant guère plus qu’à symboliser les charmes et les contraintes de la vie civile) — et qui, une fois l’ultime tâche accomplie (dégommer l’alter ego d’en face), peut se permettre de se réjouir de rentrer à la maison. On le voit, la figure dessinée ici reste assez sommaire et premier degré, ne prêtant pas franchement à l’introspection d’aspérités telles qu’on pourrait en trouver dans les héros d’autres cinéastes — même les plus classiques, puisque la majorité critique considère Eastwood comme tel. Et même si celui-ci a le don d’emballer cela avec élégance (comme dans cette tempête de sable voilant jusqu’à l’abstraction l’abandon définitif par Kyle de sa vie martiale), ce soin habille le discours pas très engageant porté par le personnage plus qu’il ne lui donne un nouveau relief.
Dear Hunter
D’aucuns ne manqueront pas de souligner les signes d’une volonté de nuancer cette figure héroïque, d’en chercher la fragilité. En fait, ces fissures s’avèrent de deux ordres dont l’un ne va pas tout à fait sans l’autre. Sur le terrain, Kyle ne se trouve guère fragilisé que par les regrets de ses quelques échecs à remplir ses objectifs de chien de berger — comme lorsqu’il assiste impuissant à un acte de barbarie commis sur un enfant, à la perceuse, par la sommité d’Al-Qaïda qu’il doit éliminer. C’est quand il rentre au pays qu’il se trouve sérieusement atteint, hanté par les horreurs dont il a été témoin (réminiscences du son de la perceuse) — mais là encore, cela est le fait des actes de l’ennemi, pas des siens (ou alors de son incapacité à agir). Ainsi le héros est-il bien tourmenté, traumatisé, mais reste sans véritable tache, la source du traumatisme résidant toujours chez l’autre, l’étranger. Dans la première scène de sniping, après avoir dû abattre la femme et son petit garçon, il refuse le réconfort de son binôme observateur, comme pour digérer seul le poids de son acte. Toute l’héroïsation du personnage consiste à l’endurcir dans cette tâche, à parfaire l’application de ses compétences de tireur sans qu’il ait à en rougir — au point que plus loin, quand il repère un enfant sur le point de faire usage d’un lance-roquettes, le danger de devoir prendre une décision similaire est finalement écarté.
En somme, American Sniper renvoie à deux figures cinématographiques précédentes de l’interventionnisme américain. Il est frappant de trouver en Chris Kyle une ressemblance avec Mike Vronsky, le chasseur joué par Robert De Niro dans Voyage au bout de l’enfer de Cimino : la même figure de gardien, de garant ultime de l’attachement à la mission, incarnation hiératique de la volonté américaine. Mais surtout, revenant au contexte historique et politique, Eastwood se range bien au même discours que Kathryn Bigelow : la guerre est moche, mais il faut la faire, la faire bien, et (c’est la partie la moins sympathique) se distancier de ceux qui en gênent la bonne marche, d’une vie civile qui voudrait l’éloigner de son devoir, même de ceux qui en contestent la nécessité — on évitera de compléter : « des planqués ». Une scène s’avère très ambiguë sur ce dernier point. Sur un tarmac, Chris Kyle croise son propre frère Jeff, engagé chez les Marines. Moins solide que son aîné, ce dernier commente l’Irak d’un fébrile « Fuck this place ! ». On pourrait voir là une lueur de critique vis-à-vis du conflit (et encore, s’agit-il seulement de considérer les pertes des jeunes compatriotes). Mais la façon dont la caméra contemple alors l’attitude d’un Chris quelque peu ébranlé mais toujours droit dans ses bottes, fixant dans son contrechamp un Jeff fuyant, laisse penser que le cinéaste continue malgré tout de partager la fermeté de son héros, et de le mettre à distance de ceux qui ne partagent pas son point de vue. Plus encore que la justification de la guerre (ou la non-évocation des éléments mettant sérieusement en doute son bien-fondé), c’est ce regard discriminant entre ceux qui la font et ceux qui la refusent qui reste en travers de la gorge — venant d’un cinéaste qu’on a toujours connu aussi tranchant, mais parfois plus ouvert sur la question (revoir Gran Torino).