Même des repères humains et sociaux apparemment simples (la démocratie : le Bien ; le nazisme : le Mal) ne pouvaient satisfaire un esprit aussi peu simpliste que celui de Fritz Lang, artiste foncièrement et cruellement lucide sur ses semblables, et surtout pas enclin à transiger avec sa vision au nom de la frilosité des studios. Ainsi, alors même qu’il contribuait de son plein gré à l’appel au combat contre l’Allemagne nazie, son effort de guerre (cette Chasse à l’homme de 1941 suivie deux ans plus tard par Les bourreaux meurent aussi — laissons de côté le moins militant Espions sur la Tamise de 1944) ne pouvait que lui offrir de nouvelles occasions de planter son impitoyable sonde dans les recoins les plus troubles de la psyché humaine. La vision du cinéaste transcendait la posture du militant, et l’acuité de sa mise à mal des apparences — de nos apparences — se fait, aujourd’hui encore quand on revoit son œuvre, absolument précieuse. L’évidence en éclate avec Chasse à l’homme, thriller redoutable témoignant à la fois de l’urgence de son temps et d’une perspicacité sur les intemporelles pulsions qui définissent l’humanité.
La guerre ne fait pas de héros
Cinéma et propagande font-ils bon ménage ? On sait à quel point l’image devient tristement bridée, mécanique, creuse quand le discours s’impose comme règle esthétique absolue — les pouvoirs totalitaires en offrant des exemples d’autant plus caricaturaux qu’ils font face à moins de garde-fous et de scrupules que les pouvoirs plus libéraux qui, pourtant, ne se privent pas de propagande à peine voilée. En revanche, le même discours manié par des cinéastes animés par de réelles ambitions artistiques peut s’incarner en des résultats bien intéressants, dépassant la simple application illustratrice d’un programme en laissant s’infiltrer dans l’image un certain degré de vérité. On se souvient évidemment de Sergueï Eisenstein, marxiste-léniniste convaincu et fier d’apporter sa voix d’artiste au discours révolutionnaire, mais dont paradoxalement les recherches formelles permanentes l’amenèrent plus près d’une expression personnelle singulière que du service fidèle de la ligne étatique.
À cet égard, le cas de Fritz Lang ne manque ni d’ironie ni d’ambiguïté. Lui qui déclarait avoir fui l’Allemagne suite à une proposition d’embauche du « ministre du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande » Goebbels, ses positions férocement antinazies auraient pu en faire le militant idéal pour l’intervention américaine dans la guerre. Mais même la nécessité de désigner un ennemi à abattre ne pouvait l’inciter à mettre en sourdine sa lucidité naturelle envers ses semblables et leurs pulsions peu reluisantes : en l’occurrence celles que la guerre fait remonter en eux, brouillant les repères moraux, rendant les ennemis pas si dissemblables qu’ils voudraient le croire derrière les principes de façade. Les bourreaux meurent aussi (1943), à cet égard, est frappant. Récit romancé des conséquences d’un fait réel retentissant (l’assassinat de l’administrateur nazi Reinhard Heydrich par des résistants tchèques), ce film au début apparemment manichéen voit une population occupée et a priori sympathique œuvrer à faire condamner un collaborateur a priori détestable, mais pour le coup innocent du crime dont on l’accuse. Sans complaisance, Lang y met en scène d’un côté la froide mécanique d’un acte de résistance collective pas vraiment héroïque, de l’autre une crapule réduite à l’état de victime traquée et terriblement humaine. Le vieux clivage bien pratique héros/salaud, cet artiste intègre n’y croit pas et ne compte pas se forcer à y croire, même pour la bonne cause. La guerre ne fait pas de héros : elle fait des gens prêts à tout, privés de la protection d’une morale rendue bien creuse, ramenés au moins avouable de ce qu’ils sont.
Le chasseur chassé
Chasse à l’homme (1941) témoigne du premier au dernier plan de cette terrible mobilité des repères moraux. Il s’ouvre au beau milieu de la Forêt Noire, où la caméra furète entre les arbres et les fougères, comme sur la piste d’une proie — mais ironiquement, la trace sur laquelle elle s’arrête est celle d’un prédateur. Alan Thorndike (Walter Pidgeon), fort de son application britannique et de son fusil à lunette, chasse le gros gibier en plein cœur de l’Allemagne. L’ayant trouvé, il s’allonge au sol, adopte calmement une position de tir, ajuste la visée avec la molette prévue à cet effet, met la cible dans sa ligne de mire, se concentre et presse la détente — le fusil n’était pas chargé. Thorndike jouit visiblement de son tir par jeu et va se relever lorsque, pris d’une inspiration subite dont la nature exacte restera toujours trouble, il charge une cartouche dans la chambre et recommence le même manège, en plus frénétique — mais il sera interrompu avant de tirer. Voilà, cerné en quelques plans serrés, le rite pulsionnel du prédateur en action, motivé par la recherche du plaisir de chasser, de dominer depuis sa position supposée imprenable et de tuer. Et le fait que le « gros gibier » dans sa ligne de mire, qu’on a découvert dans un plan du point de vue subjectif du tireur, n’est autre qu’Adolf Hitler perché sur un balcon de sa résidence de Berchtesgaden ne saurait fournir d’explication rassurante sur son comportement. Dans la ligne de mire de Lang, Thorndike est immanquablement plus proche de l’assassin que du héros solitaire : un cousin réprimé du sinistre comte Zaroff du fameux film de Schoedsack et Pichel The Most Dangerous Game. Et ni son éducation britannique ni le contexte de la guerre en Europe ne sauraient déguiser sa nature profonde, lors même qu’il essaierait avec toutes ses convictions préconçues.
Car le propos de Chasse à l’homme consiste à suivre — à traquer — le chasseur so British enfouissant sa personnalité derrière une façade de civilisation, jusqu’à ce que celle-ci cède. Ambiguïté habile du film de Lang : tout au long subsistera l’ambivalence de l’objet de l’éveil de cette conscience, qu’il s’agisse de la menace nazie ou de ses propres instincts meurtriers qui rendent bien volatile ce qui est censé le distinguer, lui l’Anglais démocrate, de l’Allemand tortionnaire. Capturé et torturé par les nazis sous la supervision d’un officier qui s’avère pour lui une sorte d’alter ego — lui aussi chasseur de gros gibier, et à l’aristocratie presque britannique (normal : c’est George Sanders qui l’incarne) — Thorndike non seulement nie avoir voulu tuer Hitler, mais prétend que son acte relèverait d’un « sport » bien anglais, somme toute noble, où la beauté du geste passerait avant la mort de la proie. Miraculeusement évadé, rentré à Londres avec à ses trousses l’officier et ses sbires, il continue d’arborer en toutes circonstances la même contenance aux yeux du monde, notamment des gens de rencontre qui, à plusieurs reprises, lui sauvent la mise dans sa fuite. Le ridicule de sa posture apparaît cruellement dans sa relation avec Jerry (Joan Bennett), jeune prostituée chez qui il se réfugie quelque temps. La jeune femme, d’abord contrariée, cherche ensuite à le séduire, et de toute évidence pour des raisons plus intimes que la recherche d’un client… Mais lui ne voit rien, refuse de percevoir ce désir dont il est l’objet et peut-être même le sujet, se réfugie constamment derrière une courtoisie de gentleman trop élégante pour être honnête. Les scènes entre eux pourraient n’être a priori que des moments de comédie romantique répétitive et balourde ; elles apparaissent pourtant, à la longue, comme un impitoyable révélateur de l’inadéquation du comportement affecté de Thorndike face à la réalité humaine qui est la sienne. Plus la femme vient à lui, plus il recule, plus la répression morale de ses élans devient criante. On pourrait même croire à une satire de Lang contre la société britannique de l’époque, élitiste et moralement répressive, quand la comédie se prolonge dans une scène de confrontation entre Jerry et le couple aristocratique du frère et de la belle-sœur de Thorndike, ou quand le couple qui vient enfin, dans une scène poignante sur un pont embrumé, d’échanger son premier et unique baiser finit par être séparé par un policier.
Le destin du prédateur
Au moment du baiser, le masque, immanquablement, a commencé à craquer. Il s’effondre dans une confrontation finale, quand le chasseur du début, celui qui se sentait si supérieur quand il était posté derrière la lunette de son fusil haut de gamme, devient le chassé, acculé dans une grotte et contraint de se défendre à travers un vulgaire trou, avec une arme primitive faite de ses mains. Avant cela, l’officier nazi lui aura fait hurler une déclaration de haine pour Hitler et pour l’idéologie nazie contre laquelle il appelle à combattre. Lang passe ici en force son message d’engagement, mais curieusement, on doute encore que Thorndike déballe ses motivations dans cette déclaration arrachée dans les conditions d’un interrogatoire — on n’y croit pas vraiment plus que quand il réfugiait son attirance sexuelle derrière son élégance de gentleman. L’ambivalence de la cible du cinéaste demeure, refusant de choisir entre sa haine du nazisme et son pessimisme sur l’être humain révélé par la guerre. Elle perdurera à la fin du film, qui sonne le glas des apparences de civilisation et de noblesse de son trouble héros. Assailli par les images en surimpression de la jeune femme à laquelle il n’aura pas su se déclarer assez tôt, rongé par le remords et par le désir à jamais inassouvi (que marque l’image obsédante de la flèche qu’elle portait à son chapeau), Thorndike prend l’uniforme, monte dans un avion et, avant qu’on lui en donne l’ordre, saute en parachute au-dessus de l’Allemagne, avec son fusil. Une voix off finale délivre une conclusion aux sous-entendus bien ambigus : « À partir de maintenant, il y a en Allemagne un homme avec une arme de précision (…) Cette fois, il connaît parfaitement ses intentions et inexorablement, il affronte son destin. » De quoi parle-t-elle ? D’abattre Hitler ? De continuer à assouvir ses instincts prédateurs désormais assumés ? En signalant la présence de la lunette de fusil par un zoom, Lang nous avoue pencher pour l’hypothèse la moins édifiante. La guerre ne fait pas de héros — ou plutôt : en guerre, le mot « héros » n’est qu’un euphémisme par cette vieille bête qui sommeille en l’homme, le tueur, le prédateur.