La production de Carlos fut hasardeuse et l’accouchement difficile : deux ans d’écriture, difficultés de financement, tournage rocambolesque dans plusieurs pays, plainte déposée par le vrai Carlos contre le film, chamailleries autour de son passage en compétition officielle au dernier festival de Cannes. En résulte une version télévision d’une durée de 5h30 diffusée sous forme de série, et un film que l’on peut découvrir aujourd’hui en salles dans un format condensé de 2h45.
Est-il réellement nécessaire de revenir sur ces péripéties, si ce n’est pour souligner la bonne tenue du film, et mettre en avant la réussite d’un Assayas assailli par les contraintes ? Ce serait un peu court et réducteur, d’autant que Carlos n’est pas une parenthèse dans la carrière du cinéaste, mais le film-somme, le nectar de ce qu’il nous livre ponctuellement depuis une dizaine d’années. Après des débuts sous les augures de petits films français vaguement « auteurisants », Assayas a pris un virage courageux avec une œuvre risquée bien nommée Demonlover. Malgré quelques maladresses, les gênes de ce qui allait suivre étaient déjà présents, s’incarnant en une étrange histoire d’espionnage industriel dans l’univers instable des multinationales. Une envie de cinéma de genre que l’on retrouvera dans le retors Boarding Gate s’y exprimait avec un plaisir non dissimulé, et quelque chose d’assez audacieux et rare se produisait sous nos yeux : un cinéaste français s’attaquant de manière franche à des thématiques très modernes et internationales, où la notion même de frontière semblait floue et évanescente.
Carlos tient de l’accomplissement de ce processus, sous la forme d’un pur film de genre, à la fois biopic et film d’espionnage, travail documenté sur le réel retraçant vingt ans de l’histoire de groupuscules révolutionnaires en Europe et au Moyen-Orient. Même si la différenciation entre les pays s’opère de manière naturelle, notamment par les effets de reconnaissance des lieux ou de l’actualité de l’époque, la profusion des décors et la cadence à laquelle ils défilent sous nos yeux donnent parfois le tournis. Assayas est un cinéaste du rythme, son intérêt pour la musique en étant la parfaite illustration, et il donne ici la pleine mesure de son sens du tempo. S’offre alors la possibilité pour lui de précipiter le temps, et en un plan de présenter un lieu et un personnage tout en le mettant en action, avec une économie de moyens efficace qui contraste avec l’ampleur de l’appareil de production déployé sur le tournage. Le film oscille ainsi entre accélérations percutantes et moments d’accalmie, cadence calquée sur Edgar Ramirez, métronome dont la stature impressionnante et la force de persuasion permettent au film de trouver son équilibre.
Le plaisir du film tient également à ce besoin romanesque d’évasion, de voyages instantanés d’un point à l’autre du globe. Assayas s’attache depuis quelques temps à la description des flux (personnages, argent, informations, langages…) et il trouve dans le parcours de Carlos un point d’ancrage à cette thématique dans le tissu même de sa mise en scène. Cette envie se traduit à la fois dans la précipitation des jump-cuts (raccords dans le plan), dont l’utilisation exemplaire montre à quel point il s’en est fait le spécialiste, que dans le recours au plan séquence. Le transit des personnages, des figurants ou d’objets produisent à chaque instant l’effet moteur de l’action, et traduisent le sentiment d’urgence d’un récit où les frontières sont mouvantes, où les alliances se font et se défont, où la marge de manœuvre peut se réduire à l’extrême en un clin d’œil. Ainsi, la grande fluidité du déroulement de l’histoire tient d’un geste artistique libre où tout fait écho à l’histoire récente du terrorisme révolutionnaire. L’impression est renforcée par l’utilisation de véritables images d’archive, auxquelles se substituent peu à peu des simulacres d’images d’actualité de l’époque, érigeant en dernier lieu la fiction comme refuge aux zones d’ombre de l’Histoire.
Mais le flux principal qui traverse tout le film est l’itinéraire d’un homme dont les convictions révolutionnaires, pourtant assénées à tout bout de champ, restent indéterminées et fluctuantes, soumises aux besoins de confort, de réussite et d’ambitions. En creux de ce portrait se dessine l’échec des idéologies révolutionnaires à renverser l’impérialisme capitaliste à force de trop vouloir traiter avec les appareils étatiques. Acceptant en leur propre sein l’idée même de corruption par l’argent, ces organisations ont fini par être instrumentalisées par les pouvoirs politiques, devenant ainsi de simples mercenaires à la solde de l’ennemi qu’elles prétendaient combattre. Les idéalistes restent ainsi sur le bas-côté, soldant une bonne fois pour toute les représentations du mythe révolutionnaire. Preuve à l’appui, avec ce pan de film consacré à la prise d’otage des représentants de l’OPEP, où la revendication de la lutte pour la libération de la Palestine masque une opération plus mercantile pour faire monter le prix du pétrole. Assayas décrit les derniers soubresauts révolutionnaires par l’intermédiaire de Carlos, héros à la fois pragmatique et sanguin, dont les objectifs individuels et l’orgueil passent finalement bien avant l’idéalisme forcené.
La tentation est grande de vouloir comparer la version « série » de celle pour les salles obscures, mais elles sont les constituants d’un même tout. Contrairement aux idées reçues, la version « cinéma », plus avare en détails et informations, n’est pas plus faible que l’autre. Elle s’avère être assez éprouvante, en ce sens où les événements s’y enchaînent de manière immédiate avec des ellipses béantes, mais gagne parfois à ne pas trop s’embarrasser d’explications. Pourtant la trajectoire reste la même : vertigineuse dans son déploiement, énergique dans sa mise en scène, libre dans son traitement de l’Histoire. On ne saurait que trop conseiller de s’offrir le plaisir du visionnage des deux pans d’un même film, même si la version « courte » s’avère être une bonne mise en bouche. Avec cette œuvre foisonnante et complexe, Assayas signe peut-être la fin d’un cycle, profitons donc de l’occasion qui nous est donnée d’en reprendre une petite part après le dessert.