« So may we start ? » demande Leos Carax en personne au début d’Annette, avant que les Sparks ne reprennent l’interrogation pour en faire l’antienne du film. Question bien caraxienne que ce « peut-on y aller ? », qui recouvre un nœud : qu’est-ce qui pourrait bien entraver l’élan vitaliste porté par cette promesse d’un départ apparaissant d’emblée comme contrarié ? Du « on voudrait revivre » de Holy Motors à ce « on peut y aller ? » d’Annette, il n’y a au fond qu’un pas, du moins si l’on questionne attentivement la matière de ce film moins réjouissant que profondément – et ce de manière tout à fait consciente – morbide. Il faut d’abord regarder l’ouverture, pataude, pour ce qu’elle est dans le détail : un hymne mollement entamé, entonné dans un plan-séquence mimant sans trop y croire une entrée en fanfare de ses acteurs (comédiens, compositeur, Carax lui-même) dans la fiction, et son point d’origine – a boy meets a girl. Mais l’euphorie des premiers émois d’Ann (Marion Cotillard) et d’Henry (Adam Driver) est un leurre, comme en témoigne la manière dont le montage articule leur « rencontre », par l’entremêlement de deux scènes qui se répondent (le stand-up d’un côté, l’opéra de l’autre) et inscrivent la romance dans un chassé-croisé de représentations où pointe déjà une certaine déliquescence (une cantatrice qui ne cesse de mourir, un comédien maltraitant son public).
Le film n’en fait au fond pas de mystère, alors évitons de faire vainement et hypocritement d’Annette une grande fête pétaradante (ce n’est absolument pas le cas) : cet amour-là est intrinsèquement malade, et cette maladie sera le sujet d’Annette. La fausse piste mérite toutefois que l’on s’y attarde un peu, ne serait-ce que parce que le contexte de sa projection cannoise nous y invite : en ouvrant un Festival sous le signe d’une démesure inédite (sélection débordante, cérémonie d’ouverture à rallonge, invités et stars à foison), Annette sera perçu, à tort, comme l’incarnation du retour du Cinéma avec un grand C, combinant un récit proliférant à une supposée hybridité de la forme et des tons.
Sur le fil
Cette hybridité accouche pourtant d’une multitude de bricolages que l’on est en droit de trouver parfois franchement embarrassants. Avant d’évoquer (sans non plus déflorer la surprise) celui qui entoure le « bébé Annette », on peut d’abord commenter l’étonnante laideur du montage, qui s’en remet d’un côté à des raccords naïfs (exemple : des fleurs jetées en l’air sont raccordées à un arbre aux branches mortes – l’amour côtoie toujours la mort chez Carax), et de l’autre à des jeux de surimpressions volontairement kitsch et des pastiches de mauvaises émissions people. Car Carax, on l’a dit, est un malin ; il est possible de défendre la laideur de certaines scènes, ou l’emphase outrancière de son style, en avançant l’idée que le cinéaste lui-même prend au quinzième degré la romance qu’il filme (exemplairement, la scène de cunnilingus où les personnages entonnent « we love each other so much »).
Il ne faut pas s’y tromper : cet aspect brinquebalant, plutôt que de témoigner d’une prise de risque, nourrit l’impression d’assister à un « grand film malade » préfabriqué, pensé comme tel, qui cherche à tourner (comme Holy Motors) son impuissance en force créatrice. Mais il faut toutefois reconnaître que le film se révèle, in extremis, un peu plus retors, par l’entremise d’une scène assez désarmante au regard de ce qui précède. Henry, grimé pour ressembler à Carax (visage creusé, cheveux courts et grisâtres, moustache pas taillée), dépouillé et emprisonné, voit tout d’un coup un artifice clef du récit s’évanouir (l’apparence étrange de sa fille). Enfin, Carax filme quelque chose, qui dépasse le simple jeu autofictionnel ou le bidouillage formel : le regard terrible d’un enfant en colère contre son père meurtrier. Soudain, une brèche s’ouvre, par laquelle on entrevoit les « abysses » que le père, qui persiste à pousser la chansonnette, intime à sa fille de ne jamais contempler. On pourrait rétorquer, à raison, que Carax escamote la séquence, en la rallongeant un brin trop, mais tout de même : beau paradoxe, pour un film qui tonnait son désir tonitruant de « commencer », que de réserver sa seule scène réussie pour la toute fin.