Si le cinéma de Christopher Nolan divise (notamment dans ces colonnes), il présente une spécificité rare et trop souvent éludée dans l’analyse de ses films : la coprésence, systématique depuis 2008, de plans tournés en IMAX et de formats plus traditionnels. Retour sur l’intérêt et les limites de ces expérimentations.
Depuis une quinzaine d’années, l’utilisation de caméras IMAX s’est démocratisée dans les blockbusters hollywoodiens jusqu’à devenir, ces derniers temps, un standard de production attestant de leur valeur « spectaculaire ». Si certains des films (qui font souvent de l’IMAX un argument publicitaire) sont intégralement tournés de cette manière, la plupart réservent l’utilisation de telles caméras à des scènes bien spécifiques. Le format natif des images IMAX est de bien meilleure définition et son ratio (1.43:1) est bien plus grand que celui du « cinémascope » (2.39:1). Lorsque ces films sont diffusés dans des salles IMAX, dont les écrans permettent de restituer pleinement leur hauteur, le passage d’un format à l’autre est donc visible par un agrandissement vertical du cadre. En utilisant des caméras IMAX depuis The Dark Knight : Le chevalier noir en 2008, Christopher Nolan tire parti de cette alternance des formats, notamment dans ses quatre derniers longs-métrages réalisés avec Hoyte von Hoytema à la photographie — Interstellar (2014), Dunkerque (2017), Tenet (2020) et Oppenheimer (2023). Si les plans non-IMAX d’Interstellar ont été tournés sur pellicule 35mm en 2.39:1, Nolan a privilégié pour Dunkerque, Tenet et Oppenheimer une pellicule 65mm en 2.20:1. Les variations entre les plans IMAX et non-IMAX sont ainsi légèrement plus nettes dans Interstellar, en raison du format plus allongé des plans non-IMAX qui « tranchent » davantage avec le format plein écran.
Il faut d’abord noter que Nolan s’inscrit à rebours de films recourant aux changements de formats comme de véritables « décrochages » formels (telle la scène de Mommy dans laquelle le personnage principal « écarte » le cadre 1:1 d’un mouvement de mains pour l’élargir au format 1.85:1). Ce moment, qui rompt l’illusion de réalité et sa narration, relève de la « théâtralité » définie par le théoricien Richard Rushton en opposition à l’« absorption », c’est-à-dire un moment où « le public réalise de manière ludique que « ce n’est qu’un film » et (…) voit le film « être lui-même ». » Si Nolan ne ménage pas de telles ruptures, il ne faut pour autant pas sous-estimer le rôle que joue l’alternance des formats au sein de sa mise en scène. Dans une scène située au début d’Interstellar, les personnages sont pris dans une tempête de sable pendant un match de baseball et contraints de rentrer péniblement chez eux. L’intégralité des plans situés à l’extérieur de la maison familiale est filmée en format IMAX, jusqu’au moment où ils passent le seuil, occasionnant un passage soudain en cinémascope. Au cœur de la scène, cette césure appuie le passage de l’extérieur à l’intérieur, du général à l’intime, et préfigure le rapport à l’espace qu’éprouvera le personnage plus loin dans le film : le cockpit comme espace connu, interface de communication avec la terre, et l’extérieur comme une étendue vaste qui le dépasse.
Lorsque Cooper s’envole vers les étoiles, le cinémascope est en effet rattaché à une certaine intimité : c’est le format des plans dans le cockpit, des cadres plus rapprochés, etc. Les plans extérieurs, qu’il s’agisse du décollage de la fusée ou des multiples vues dans l’espace, sont quant à eux tournés en IMAX. Cette alternance n’a de prime abord rien d’étonnant, l’IMAX semblant alors cantonné à des prises de vue plus ouvertement impressionnantes. L’intrication du spectaculaire avec l’humain se complexifie toutefois à mesure que progresse le récit d’Interstellar, et spécifiquement lors d’un montage alterné entre deux actions se déroulant simultanément, l’une sur une lointaine planète (la planète glaciaire où Cooper se bat avec un certain Dr Mann), l’autre sur Terre (Murphy, la fille de Cooper, se dispute avec son frère). Au début de ce montage alterné, les formats distinguent les différents espaces (IMAX pour la planète étrangère, scope pour la Terre), tandis que la musique assure une certaine continuité. Mais au paroxysme de l’affrontement entre le Dr Mann et Cooper, les plans terrestres passent subitement au format IMAX. La tension spectaculaire de la dispute spatiale, appuyée par le format IMAX, déborde ainsi — littéralement — sur la scène avec laquelle elle s’entrelace, à tel point de lui transmettre sa caractéristique visuelle la plus distinctive.
Dans Oppenheimer, Nolan renouvelle les potentialités d’un tel débordement du spectaculaire sur le narratif. Lors d’une scène située au tout début du film, Lewis Strauss regarde de loin une conversation entre Albert Einstein et Robert Oppenheimer. Il s’approche d’eux et adresse un mot à Einstein, qui passe devant lui sans lui adresser un regard. Les six plans concernés sont filmés en IMAX, alors que la scène précédente et les plans qui suivent sont en 2.20:1. Si la séquence ne semble pas revêtir d’importance particulière au moment où elle est montrée, on découvrira par la suite sa nature matricielle pour Strauss, qui tirera de ce silence une rancœur à l’encontre d’Oppenheimer.
L’utilisation de l’IMAX pour ces six plans permet de préfigurer (non sans une certaine lourdeur) l’importance de cet instant ; le format n’est dès lors plus investi pour son potentiel spectaculaire, mais pour appuyer le cap du récit. Au risque de céder à une certaine facilité de mise en scène, en réduisant cet agrandissement du cadre à une signalétique pointant la dimension déterminante de ce qui est en train de se jouer.
Vers un renouvellement de la « viscéralité » de l’IMAX
Il faut par ailleurs préciser que les quatre derniers films de Nolan ne comportent pas la même proportion de plans tournés en IMAX. S’ils restent minoritaires dans Interstellar, Tenet et Oppenheimer, les trois quarts des plans dans Dunkerque ont été réalisés de cette manière. Ce dernier film est présenté par son réalisateur comme une « expérience », dans laquelle l’image IMAX est exploitée pour son potentiel « viscéral ». Ces termes sont d’ailleurs employés par Nolan et von Hoytema à plusieurs reprises pour justifier leurs choix de cadrage en IMAX : « L’image IMAX est en 1.43:1, donc c’est plutôt un carré. En raison de cette taille, l’expérience est plus viscérale qu’observationnelle, donc on finit par composer les images au centre du cadre.» Les potentialités signifiantes du cadre sont ainsi délaissées au profit d’un rapport instinctif aux images : von Hoytema revendique cadrer « l’horizon vraiment au centre, en respectant la manière dont le balayage oculaire du spectateur fonctionne naturellement. » Dès lors, les bords du cadre deviennent une zone quelque peu floue, non déterminante dans l’appréhension des images : « la vision périphérique ajoute de la vie et de l’atmosphère », ajoute-t-il. Alors qu’Hollywoood revendiquait une émancipation des images IMAX de leur utilisation d’origine (des documentaires diffusés dans des salles concaves, comme la Géode à Paris), ces modalités de cadrage actent un certain retour à leur but originel : stupéfaire le spectateur en l’engageant dans une proximité inédite avec des images qui englobent l’entièreté de son champ de vision. C’est ici que se joue toute la dimension spectaculaire des visions produites par le format, situées « plutôt du côté de la mise en scène que de la logique des actions — ce qui est mis en scène importe, ici, par son caractère d’occurrence, d’événement, d’effet, plutôt que par son éventuel rattachement à un texte et à une histoire. » Au-delà du cas du format IMAX, on peut remonter bien plus loin dans l’histoire du cinéma — et plus particulièrement dans l’histoire des salles —, pour voir en quoi ce rapport au gigantisme s’inscrit dans une filiation du cinéma avec l’attraction foraine. Le théoricien Tom Gunning analyse, au sujet des gros plans dans le cinéma des premiers temps, que « l’agrandissement du sujet n’est pas un indice de tension narrative : attraction en soi, il est ce vers quoi tend le film. »
L’alternance de plans filmés avec des capteurs 35mm et 65mm, comme c’est le cas dans Interstellar, produit enfin un déséquilibre sur la perception de l’espace. Nolan s’inscrit en cela dans la lignée de réalisateurs qui « exploitent [les] propriétés plus immersives [des caméras large format] et modifient la relation spatiale entre la caméra/le spectateur avec le personnage et l’environnement. » Outre les changements de formats, la coprésence des deux régimes d’image modifie le rapport visuel à l’espace. Chris O’Falt, dans un article-somme très précis sur la question, explique que « l’utilisation d’un objectif 50mm sur un capteur 65mm produit un champ de vision à peu près équivalent à celui d’un objectif 25mm sur un capteur 35mm, tout en conservant les caractéristiques et l’optique de l’objectif 50mm plus étroit, en particulier une profondeur de champ plus faible et un rendu de l’espace plus compressé. Autrement dit, le grand format permet de voir plus large, sans aller plus loin. » Si cette alternance marquée ne concerne qu’Interstellar et pas les films suivants de Nolan, tournés avec des caméras 70mm, le réalisateur ne cesse toutefois de poursuivre son exploitation du rapport d’extrême proximité permis par l’IMAX. Dans Oppenheimer, il multiplie les (très) gros plans sur les personnages, souvent filmés de manière frontale, avec une très courte profondeur de champ. Von Hoytema explicite d’ailleurs cette inversion paradoxale : « plus la situation devenait intime, (…) plus nous voulions la filmer avec une caméra IMAX. » Derrière ce désir de singularité réside pourtant une certaine frilosité quant à l’exploration de toutes les possibilités qu’ouvre cette technologie, qui se limite trop souvent à un simple désir de faire « encore plus » spectaculaire. Si l’on sait gré à Nolan d’avoir été pionnier en la matière, il ne reste qu’à espérer que des metteurs en scène creuseront avec plus d’audace le champ ouvert par cette hybridation des formats.