Dans un podcast consacré à Tenet, François Bégaudeau comparait les discussions autour des films de Christopher Nolan à des débriefs de lycéens angoissés à la sortie d’un devoir sur table. Qui a compris quoi ? Qui a été capable de répondre à toutes les questions ? Qui, au contraire, a « séché » sur une scène ? La forme du film-interro n’est pas nouvelle chez Nolan, elle était déjà centrale dans son premier long-métrage, Memento, dont le succès public et critique a immédiatement propulsé son auteur au sommet de l’industrie du cinéma américain. La consécration trouvée à travers les films suivants – notamment The Dark Knight, en 2008 – a contribué à l’auteurisation de Nolan, et plus largement à son affiliation à un « nouveau cinéma américain » qu’il a pu incarner, au début des années 2010, aux côtés de David Fincher et Darren Aronofsky, lorsque tous les trois furent nommés aux Oscars (pour Inception, The Social Network et Black Swan).
Il faut pourtant reconnaître que la vision « nolanienne » du cinéma – tout comme celle de Fincher ou d’Aronofsky, dans une moindre mesure – ne s’appuie en rien sur un nouveau modèle économique, comme cela fut le cas par exemple dans les premiers temps du Nouvel Hollywood : il n’y a chez Nolan aucun rêve d’indépendance ou de cinéma buissonnier ; son œuvre vise au contraire une forme d’hégémonie totale se traduisant, dans les derniers films, par une écriture de plus en plus impersonnelle, presque mondialisée dans son rêve d’impersonnalité. En témoigne par exemple le fait que le héros de Tenet n’a plus de nom : c’est « le Protagoniste » – soit la définition la plus désincarnée du héros, parachevant ainsi les dernières figures « nolaniennes » en date : le pilote de la Royal Air Force, ou le marin interprété par Mark Rylance dans Dunkerque. Cette simplification extrême du personnage mérite d’être soulignée : plus Nolan fait simple en matière de « héros », plus il complique, à l’inverse, la narration, en jouant sur des mécanismes d’emboîtement (Inception), de simultanéité (Dunkerque) et de réversibilité (Tenet). Procédés sur lesquels se greffent des scènes au didactisme appuyé, comme le « cours » sur les trous de ver dans Interstellar ou l’exposé de Clémence Poésy sur la rétro-temporalité au début de Tenet. En cela, l’observation de Bégaudeau paraît fondée : le cinéma de Nolan tend bien vers une forme de cours magistral de plus en plus affirmée, gravitant dans des zones de plus en plus cérébrales, où se trouvent questionnés des concepts aussi abstraits que le Temps et l’Espace.
Travaux dirigés
Confronter Memento, film des débuts, aux dernières réalisations de Nolan est de ce point de vue une expérience particulièrement éclairante. On s’aperçoit non seulement que tout le matériau conceptuel des films ultérieurs est déjà là, sous la forme d’une narration quasi paradigmatique. Memento a pour « protagoniste » un homme – Leonard Shelby (Guy Pearce) – qui oublie ce qu’il vit au fur et à mesure et doit littéralement prendre des notes, à partir de polaroïds ou sur son propre corps couvert de tatouages, pour mémoriser ce qui lui arrive. Cette amnésie n’est pas seulement un fait de scénario, elle inspire à Nolan une construction à rebours ramenant le spectateur à un point d’origine indécis qui motive toute la quête de Shelby : la mort de sa femme, tuée par un cambrioleur.
Esthétiquement, Memento ne paie pas de mine : sa façon d’alterner couleur (pour les flashbacks) et noir et blanc (pour le présent) est même particulièrement lourde et peu inspirée pour un film qui prétend faire appel à l’intelligence de son spectateur. De même, l’idée du personnage sans mémoire n’est pas particulièrement originale pour peu qu’on la replace dans le contexte de la décennie 2000 – 2010 : le genre du thriller mémoriel, très prisé ensuite par Nolan (Inception en sera la culmination) traverse tout le paysage du cinéma américain de cette époque, de Mulholland Drive (Lynch, 2001) à Shutter Island (Scorsese, 2010). Soit un cinéma ayant pris acte de l’impossibilité d’un récit homogène et unifiant, où le personnage ne devient plus seulement pour lui-même un autre (exemplairement : Kaplan dans La Mort aux trousses) mais n’est tout simplement plus personne.
La question à poser à propos de Memento n’est donc pas tant celle des thématiques ou des procédés (le récit réversible, déjà) que celle d’une écriture affranchie, depuis le début, de toute la matière biographique, intime, émotionnelle que charrie généralement un premier film. Le point de départ de sa trajectoire, on l’a dit, est la mort de la femme du « protagoniste », fait gravé sur la peau de Shelby à travers la phrase : John G. killed my wife. Classiquement, Shelby – qui reprend plus ou moins le rôle du privé dans un film noir – part à la recherche du meurtrier présumé, mais son enquête se heurte à deux écueils : 1) Il y a une infinité de John G. 2) Il est possible que John G. soit déjà mort, ce que laisse entendre l’une des premières séquences du film – une séquence à la Tenet, construite à la fois sur un ralenti et un rewind, qui nous montre Shelby en train d’abattre un homme, qui est peut-être John G., d’une balle dans la tête.
Palindromes
Partant de cette séquence initiale et déroulant son récit à l’envers jusqu’à une conclusion qui n’éclaire pas grand-chose, Nolan entraîne son spectateur dans ce qu’il faut bien appeler un mindfuck – ce en quoi Memento mobilise déjà les capacités d’analyse d’un spectateur placé un peu scolairement devant la résolution d’un « problème ». Là ne réside pourtant pas l’intérêt du film, ainsi que sa valeur de prototype au sein même de l’œuvre du cinéaste. La nouveauté de Memento tient surtout au fait que le film repose entièrement sur un dispositif d’escape game : prisonnier d’un lieu (une chambre de motel), d’une intrigue (une femme morte qu’il faut venger) et d’une mission (collecter des indices), Shelby doit trouver un moyen de sortir du jeu. La forme de l’escape game n’existant pas encore au début des années 2000, Nolan pourrait presque en être défini comme le créateur si Memento ne reprenait les thématiques et l’économie narrative de Matrix. À ce grand film-jeu, il emprunte en effet le vieux thème baroque de l’indécision entre le vrai et le faux, mais surtout son déroulement entièrement ludique. Ce n’est d’ailleurs pas tant la « mission » de Shelby qui intéresse Nolan que le bégaiement des séquences, leur répétition et à travers celle-ci l’expérience – encore très rudimentaire par rapport à Tenet – de la malléabilité du temps, ici limitée à une seule dimension : celle du protagoniste.
Comme chez les Wachowski, mais de façon peut-être moins « philosophique » (car contrairement aux apparences, Nolan n’a rien d’un intellectuel), l’aventure du protagoniste rencontre dans Memento l’imaginaire conspirationniste du début du XXIe siècle : tout le film est en effet construit sur un soupçon permanent de falsification – à commencer par les polaroids que Shelby a dans les poches de sa veste. Loin d’être des gages d’authenticité, ces photos sont légendées selon la version que le personnage donne de son histoire, ce qui amène le spectateur à un questionnement comparable à celui de Matrix : entre la pilule rouge et la pilule bleue, laquelle choisir ? Tous les films qui suivront, notamment ceux qui reposent sur des arguments de science-fiction, comme Inception ou Tenet, mettront à mal la notion de réalité, qui intéresse sans doute plus Nolan que la physique quantique, à laquelle on le résume pour caricaturer sa posture de cinéaste geek. Il n’y a sans doute pas d’auteur moins réaliste que lui dans le paysage cinématographique contemporain ; son cinéma exprime même une aversion profonde pour le réel – à l’image des personnages d’Inception qui doivent s’endormir pour commencer à agir. Par là s’explique en partie la notion de « protagoniste » : dans l’espace presque entièrement virtuel ouvert par la fiction, le personnage nolanien ne saurait être l’« imitation » d’une personne réelle, comme le voudrait un code d’écriture réaliste. S’il vit dans un escape game, sa sortie du jeu n’est jamais acquise : c’est ce que nous dit la rotation interminable de la toupie à la fin d’Inception. Ou, pour en revenir à Memento, Shelby s’arrêtant devant un studio de tatouage après un épilogue explicatif censé rétablir la bonne version de son histoire. En réalité, il y a autant de bonnes versions que de parcours à l’intérieur du jeu : les phrases, adresses et numéros tatoués sur la peau de Shelby donnent d’ailleurs l’image d’un joueur aguerri, qui a déjà fait l’expérience de plusieurs parcours dans le jeu, en a pris note et refuserait d’y mettre un point final (puisqu’il retourne se faire tatouer).
En cela, Nolan est sans doute un cinéaste plus intéressant qu’on ne le dit, malgré la très grande inégalité de ses productions et l’emphase qui caractérise son statut d’auteur. Contrairement à d’autres réalisateurs ayant voulu travailler, comme lui, sur la forme du jeu (du Cronenberg d’Existenz au Spielberg de Ready Player One), il propose des films-escape game niant un point essentiel de leurs règles : l’identification. D’où le vide inscrit de plus en plus nettement à l’endroit du « protagoniste » : aucune expérience « sensorielle » n’est visée, il s’agit plutôt de se représenter le jeu comme une abstraction, à l’image de la carte mentale que Shelby a punaisée dans sa chambre de motel, et dans laquelle il indique des cheminements possibles, d’une photo à l’autre. Chez Nolan, le protagoniste, en somme, ne joue pas : il analyse, déchiffre, interprète. Aride, hermétique, franchement antipathique, Tenet est l’aboutissement de ce projet.