Il ne s’agit pas d’un remake du film de Buñuel. Ce qu’Oliveira a souhaité faire, c’est imaginer ce que sont devenus les personnages de Belle de Jour, quarante ans après les événements étranges qu’ils ont vécus, quarante ans après les comportements étranges qu’ils ont eus. Oliveira a souhaité revenir sur ce secret en convoquant ceux qui en sont les détenteurs. Il y a donc le désir d’avoir un certain recul face aux années passées, afin de repenser à ce qui a eu lieu, aussi étrange que cela puisse paraître. Lorsque Piccoli raconte cette histoire à un jeune serveur dans un bar luxueux, au comptoir duquel il enchaîne les doubles whiskys sans glace, on ne peut s’empêcher de voir Oliveira. Pourtant, aucun rapport entre ce personnage de libertin finissant et le cinéaste catholique. Mais ce qui fait la beauté et l’étrangeté de ce film, c’est de sentir que Belle de jour est depuis longtemps présent dans la tête d’Oliveira. Que ce film, cette histoire et cette femme au comportement pour le moins étrange hantent depuis longtemps le cinéaste portugais, à tel point qu’il exprime le désir de revenir sur cette histoire afin de nous faire part de ses réflexions.
Rappelons que Belle de jour est l’histoire d’une femme mariée, Séverine, interprétée par Catherine Deneuve, qui va petit à petit, et de façon étrange, sombrer dans la débauche, comme irrésistiblement et instinctivement attirée par le vice. Cette double vie se fait dans le secret le plus total, jusqu’au jour où un des amis de son époux (Michel Piccoli) découvre le petit manège. Toute la perversion du film se concentre autour de ce secret, et notamment sur le fait que l’on ne sache pas si oui ou non le personnage interprété par Piccoli a révélé au mari de Séverine les étranges agissements de sa femme. Quarante ans plus tard, le mystère demeure.
Belle toujours n’est pas construit et n’a d’ailleurs aucunement l’ambition démesurée de prendre la suite de Buñuel. Il s’agit tout simplement de poser quelques questions, de faire resurgir le passé. Le film est extrêmement modeste, sans toutefois cesser d’être profond. Il est simple dans sa construction, et complexe en cela qu’il creuse grâce à quelques phrases des pistes pour analyser la psychologie de cette femme. Il ne fait qu’entamer un dialogue.
Bien sûr et même si cela peut paraître enfantin, on ne peut que regretter l’absence de Catherine Deneuve, sans toutefois remettre en cause le talent et le charisme de Bulle Ogier. Mais l’impression est totalement différente. Il y a chez Deneuve quelque chose de majestueux, de grandiose. Ce qui faisait la force du trouble causé par Belle de jour venait de ce que cette femme en train de sombrer dans la fange était une pure beauté, une pure déesse descendant de son piédestal pour se vautrer dans des orgies durant lesquelles le commun des mortels posait ses mains vulgaires sur cette splendeur. Cette femme que l’on pouvait sanctifier, tel un objet inatteignable, descendait de son socle pour se jeter dans les bras de parfaits inconnus. L’idéalisation par le spectateur de cette créature ne pouvait alors que rentrer en conflit avec les instincts véritables de cette femme. Ici, Bulle Ogier est plutôt comme une petite souris sans défense cherchant à échapper à un gros chat pervers. Ainsi, une partie du film donne lieu à un jeu de cache-cache assez réjouissant, reposant notamment sur le contraste entre la démarche fluette et sautillante de Bulle Ogier, et le côté ogre de Piccoli.
Ce qui est particulièrement frappant est le monde qui entoure cette histoire : les lieux, les personnes et le milieu social. Ce film est un drame de la bourgeoisie. Oliveira nous le fait parfaitement sentir en abordant, grâce à sa mise en scène, les lieux et l’architecture des quartiers luxueux de Paris dans lesquels nous allons passer un peu plus d’une heure. Un sens et une audace du cadre, comme toujours admirables, accentuent l’idée d’un luxe qui ne serait que la façade d’un monde dans lequel les comportements les plus étranges, les plus pervers et les plus malsains semblent co-exister de façon plus ou moins visibles. Dans ce monde, Oliveira accorde une place importante aux serveurs de bars ou de restaurants, ainsi qu’aux agents d’accueil des hôtels luxueux. En agissant de cette façon, il indique, comme il l’a toujours fait, que ce monde fermé sur lui-même n’est pourtant pas seul sur terre, et que la survivance de cette classe implique qu‘une autre classe soit à son service. Cette idée politique n’est pourtant pas une idée militante qui opposerait une bourgeoisie décadente à une classe d’exploités pure et vertueuse. Les renseignements que glane Piccoli auprès du personnel lui sont donnés assez facilement, en échange d’une liasse de billets généreuse. Mais cette présence implique une distance, car le personnel n’est pas neutre et le spectateur, en s’intéressant à ce qu’il pense, a alors un angle de vue différent pour aborder cette histoire, un angle moral.
Mais pourquoi ce personnage intéresse-t-il Oliveira ? Parce que c’est une femme dont le comportement défie le monde dans lequel elle évolue. Son attitude est une énigme au même titre que celui des femmes dans Val Abraham ou Le Principe de l’incertitude. Leur façon d’être est un mystère qui fascine et divise ceux qui les entourent. Elles sont comme un grain de sable dans le mécanisme d’une bourgeoisie qui se veut irréprochable. Quelque chose les a fait dévier de la trajectoire qu’elles étaient censées épouser. Et ce n’est pas seulement ce constat qui intéresse Oliveira, mais bien les raisons d’une telle attitude, les causes profondes. Cette histoire hallucinante ne peut avoir, de par le gouffre qu’elle ouvre, qu’un rapport avec le divin. C’est sans doute la thèse d’Oliveira. Quelle était celle de Buñuel ? Il serait bien sûr réducteur de confiner le cinéaste surréaliste à l’anticléricalisme féroce que lui et ses petits camarades ont exprimé durant leur jeunesse, quand avec Dali, dans L’Âge d’or, il jetait le pape par la fenêtre. Avec La Voie lactée, Buñuel évoquait avec humour sa fascination pour le catholicisme. Tout restait donc ouvert, et l’hypothèse d’une Séverine libre et souhaitant laisser aller ses instincts malgré les conventions bourgeoises n’est qu’une hypothèse, sans doute trop simple et trop matérialiste pour un joueur tel que Buñuel.
Car la façon dont agit cette dame continue de fasciner. Le jeune serveur qui n’était pas né lorsqu’ont eu lieu ces événements ne peut en croire ses oreilles. Cela dépasse ce qu’il a pu entendre, alors même qu’il sert dans un lieu qui malgré son haut standing, n’est pas sans vice. À côté, à une table, deux prostituées, une jeune et une moins jeune, sont assises et observent, intriguées, Piccoli. Placées ici, elles sont comme des entités connues de perversité de standard. Comparées à Séverine, elles sont des anges, tant les agissements de cette dernière étaient obscurs et tortueux.
Ce nouveau film d’Oliveira n’est pas un film à rebondissement, une suite clinquante et aguicheuse, mais un objet d’orfèvre distingué qui pose quelques questions sur la perversité. En rendant hommage à Buñuel, Oliveira rend surtout hommage à un cinéaste dont les récits l’ont hanté et le hantent toujours.