C’est un coupable retard de huit mois qu’il nous faut ici rattraper. En avril 2017 a paru aux Éditions Vendémiaire un essai courageux, qui tente de cerner la complexité d’un des œuvres cinématographiques les plus rétifs aux interprétations évidentes : celui d’un des plus grands mais aussi des plus mal compris des cinéastes, Manoel de Oliveira. Face à un statut aussi inclassable que le sien, il fallait sans doute plus qu’une plume solitaire pour espérer en dessiner les contours : c’est par un travail collectif, coordonné par Nicolas Truffinet, que Mondes imaginaires — Le Cinéma de Manoel de Oliveira tâche d’embrasser les dimensions d’un artiste qui (comme le résume Mathieu Macheret) aimait confronter les incompatibilités apparentes, créer des contradictions trompeuses, ouvrir des brèches dans le jeu classique des regards cinématographiques, de sorte que, dans les interstices créés, l’imagination du spectateur soit invitée à méditer.
Il est symptomatique que plusieurs chapitres de l’essai s’attardent chacun sur la complexité d’un apparent paradoxe de l’œuvre d’Oliveira, dessinant des ambivalences pour mieux chercher la vérité dans les lignes de fractures. Ainsi, Mickaël Robert-Gonçalves (dans le chapitre « Un cinéaste trop grand pour son pays ?») entreprend le portrait d’une figure à la fois intégrée et mise en retrait vis-à-vis du patrimoine portugais, suivant sa propre voie alors que les soubresauts révolutionnaires de la démocratie naissante des années 1970 invitaient à l’effort collectif. Ce rapport au patrimoine national est reconsidéré plus loin par Mathias Lavin, qui interroge les ambiguïtés politiques du cinéaste dans ses représentations de l’histoire, des mythes et des emblèmes (le titre de ce chapitre est une citation d’Oliveira fort à propos : « Je ne suis pas politique, mais mes films le sont toujours »). Dans « Le Soulier de satin : pour un cinéma de tréteaux », Mathieu Macheret analyse la monumentale adaptation de la pièce de Paul Claudel sous l’angle de la rencontre impure et géniale entre l’acuité du cinéma et les artifices assumés du théâtre, étreinte contre nature d’où éclate la vérité du spectacle des sentiments (« son faux si faux qu’il dit le vrai »). Parfois, l’ambivalence se crée comme un échange entre un auteur et un autre, pris à explorer le même sillon : quand Nicolas Truffinet, dans « Présences du passé », analyse le regard qu’Oliveira tourne particulièrement vers l’histoire et les histoires qui nous précédent, Sara Ri et Matthieu Santelli, à quatre mains dans « Le Visiteur », avancent l’idée d’un regard plus distant, observant des personnages qui arpentent des lieux chargés du passé mais se voient renvoyés à leur incertitude présente — et à celle du spectateur.
À travers les dimensions
Ces confrontations et indécisions d’interprétations créent des failles dans les certitudes, et dans ces failles le cinéma crée la fascination, un transport du regard jusqu’aux frontières du fantastique, que parfois il franchit. Il y a d’ailleurs un chapitre, « L’Ombre du surnaturel », où Anna Marmiesse aborde à son tour une rencontre a priori inattendue mais fréquente chez Oliveira, celle de la matière la plus terrestre avec des apparitions ou des présences invisibles échappant à notre matérialisme. Cette dimension est aussi effleurée par le chapitre « Le Visiteur » déjà mentionné, et un peu plus encore dans « Le Cinéaste et la jeune fille », où Frédéric Majour analyse la figure récurrente de la demoiselle, de Benilde ou la Vierge mère à L’Étrange Affaire Angélica, invariablement vectrice d’une étrangeté émanant essentiellement de l’inquiétude de la perte qu’elle renvoie au regard : la perte de la beauté (et par extension la mort, comme celle qui frappe Angélica dans la fleur de l’âge), et aussi la perte de la virginité/l’innocence — soit une inquiétude qui fait du personnage une ouverture à une dimension fascinante autant que sulfureuse..
L’essai ne manque pas de rappeler, en particulier dans son premier chapitre « 85 ans de cinéma » (Mickaël Robert-Gonçalves et Nicolas Truffinet) et son dernier « L’Invention de Manoel » (Sandrine Rinaldi), à quel point le parcours personnel d’Oliveira a marqué son cinéma, lui qui livra son premier film en 1931 mais prit son rythme de croisière dans les années 1970 après plus de deux décennies de quasi-silence imposé par la dictature politique. D’où une situation reconduisant une nouvelle fois le paradoxe, celle d’un « jeune » cinéaste de plus de 60 ans abordant désormais chaque film tel un expérimentateur mais aussi comme si cette œuvre pouvait être la dernière, ignorant à chaque fois que sa longévité lui permettrait de poursuivre ses expériences. De fait, il apparaît que les aspects abordés dans l’ensemble de l’ouvrage sont tous plus ou moins fortement liés à ce parcours personnel singulier, à cette oscillation entre vie de cinéaste et vie hors des films, à ce décalage temporel qui le marqua jusqu’à la fin comme un artiste à la fois familier et hors normes, maître vite établi et cependant éternel étudiant chercheur de son art.
Un guide sur des chemins non tracés
Transversaux, les chapitres le sont par ailleurs tous à des degrés très divers, repassant les mêmes sillons sous différentes perspectives, quitte à renoncer à élaborer une écriture unie face à l’étrange cas d’Oliveira. Les appréciations sur tel ou tel point communément traité peuvent diverger (ainsi un film peut-il ne pas séduire pareillement tout le monde), les profondeurs d’analyse varier — des indécisions qui rappellent le malentendu qui a toujours entouré Oliveira, célébré autant que marginalisé, provoquant autant de fascination que d’incompréhension (parfois du même côté). Mais loin de s’aligner sur la perplexité générale, les bifurcations du livre font honneur à l’esprit complexe de son sujet, à sa recherche permanente, qui n’a jamais encouragé ni le spectateur ni lui-même aux certitudes définitives, dont les films trouvent nombre de portes ouvertes comme autant d’invitations au regard à les franchir en se résolvant à ne pas les refermer. Il s’agit pour les auteurs de répertorier du mieux qu’ils peuvent ces entrées, tout en laissant non établi le tracé des pistes à suivre — tout comme la recension que vous venez de lire n’aura fait qu’un écho des indications de ce livre-guide au furetage bienvenu. Nous voilà bien avancés. Une seule certitude : les portes, c’est dans les films qu’on les trouvera.