De Paul Claudel (Le Soulier de Satin) à Faust (Le Couvent), en passant par Madame de La Fayette (La Lettre) et les grands romanciers portugais modernes – Camilo Castelo Branco (Amour de perdition) et Agustina Bessa-Luís (Francisca) en tête –, l’œuvre de Manoel de Oliveira a très régulièrement fait dialoguer le cinéma avec la littérature. Avec Val Abraham, le maître portugais se confronte de manière indirecte à Madame Bovary, en adaptant un roman d’Agustina Bessa-Luís qui transpose l’œuvre de Flaubert dans le Portugal des années 1970. On y suit la trajectoire d’Ema, entre sa rencontre avec le docteur Carlos de Paiva à l’âge de 14 ans, leur mariage quelques années plus tard et l’ennui de la vie conjugale, qu’elle tente de dissiper en multipliant les adultères. La grande réussite de Val Abraham tient à son travail sur la matière romanesque via la voix-off, présente tout au long du film. La prose d’Agustina Bessa-Luís est portée par la parole d’un narrateur omniscient, qui ne se contente pas simplement de faire avancer l’action en comblant les ellipses : il lui arrive aussi de préciser les émotions et pensées des personnages, de s’immiscer entre les répliques pour commenter en incise l’intonation des voix (au début du film, une réplique de l’épouse de Carlos est ainsi accompagnée d’un « pensa-t-elle avec la lucidité d’un condamné à mort »), de se lancer dans des digressions philosophiques ou même de faire parler les photos des ancêtres d’Ema. Au-delà des sentiments exacerbés qu’il dépeint, la dimension proprement romanesque du film réside dès lors dans sa manière d’embrasser la richesse textuelle propre à la forme même du roman, cette « diversité littérairement organisée » qu’appelait Bakhtine, composée de différents modes de discours hétérogènes (narration, digression, description, discours rapporté, etc.).
Prenons par exemple l’une des premières scènes, dans laquelle Carlos rentre chez lui après avoir vu Ema pour la première fois. Un plan fixe cadre d’abord l’intérieur vide de la maison. Avant même que le personnage ne fasse son entrée, la voix-off commence à décrire de manière proleptique l’enjeu de la séquence qui va suivre : il va rejoindre sa femme en train de se laver les pieds, prendre conscience qu’il ne l’aime plus, puis tenter de le dissimuler en se montrant particulièrement aimable envers elle. Mais, contrairement à ses attentes, son attitude éveille chez son épouse des soupçons d’adultère. Les plans suivants mettent en scène la confrontation, tout en opérant plusieurs décalages par rapport aux prédictions de la voix-off. Carlos ouvre simplement la porte, regarde sa femme en restant muet, tandis que celle-ci lève la tête et déclare : « Il a vu quelqu’un. » Entre le récit anticipé par le narrateur et sa concrétisation à l’image s’opère de la sorte une épuration drastique. En prenant largement en charge la narration, la voix-off semble libérer la mise en scène, qui ne se limite plus à rendre intelligible une action. Ici, un faux-raccord vient même faire bégayer la séquence, puisque l’on voit Carlos ouvrir la porte à deux reprises. La première fois, sa femme chantonne sans le regarder, tandis que dans la seconde occurrence, elle s’interrompt et se retourne vers lui ; la crise du couple s’exprime au fond dans cette anomalie formelle. De manière générale, la mise en scène se resserre sur une poignée de gestes rendus particulièrement expressifs, en condensant les remous sentimentaux des personnages en de petits chocs perceptifs nés de la liberté du montage et des choix de composition. S’invente à partir de là une dialectique entre le concret et l’abstrait, mais aussi le matériel et le spirituel, qui traverse au fond l’ensemble du cinéma d’Oliveira, comme en témoignait la fascination du protagoniste de L’Étrange affaire Angelica pour une phrase entendue au détour d’une conversation : « La matière n’est qu’une des formes de l’esprit. »
Le film épouse à partir de ce principe une forme de lyrisme sans pathos, qui reconfigure le réel à l’aune du rapport au monde des personnages. C’est en particulier le cas d’Ema, au centre du dispositif : en faisant fi des règles traditionnelles de découpage, et ce de manière souvent déconcertante et imprévisible, Oliveira ne cherche pas simplement à ménager une distanciation et des pointes d’ironie, mais à épouser la subjectivité de son héroïne. Les premières scènes entre Carlos et Ema en attestent. La séquence d’ouverture présente le cadre de l’intrigue – la propriété de Val Abraham –, accompagné par la voix-off, qui commence par présenter le futur époux d’Ema, avant de raconter sa première rencontre avec la jeune fille, encore adolescente, dans un restaurant. Carlos reste pourtant longtemps invisible, la caméra préférant s’attarder sur Ema et son père, attablés. Lorsque le médecin se présente à eux, on s’attend à ce qu’un classique champ-contrechamp vienne souder cette rencontre qui changera la vie des personnages. Or, le contrechamp est sans cesse différé, le visage de Carlos restant longuement hors champ, alors même qu’il est à l’initiative de la discussion. Il finira enfin par apparaître de manière inopinée et presque frustrante, dans un contrechamp qui ne vient pas répondre au visage d’Ema, mais à celui de son père. Ce léger décalage vient figurer l’indifférence d’Ema à l’égard de Carlos. On retrouve une idée semblable lorsque le médecin recroise la jeune femme quelques années plus tard, et découvre, en même temps que le spectateur, le visage de Leonor Silveira, qui incarne Ema adulte. Tournée de dos dans un premier cadre moyen, puis au début d’un gros plan, Ema se dérobe d’abord à la caméra, avant que son visage ne se révèle dans une apparition fulgurante dont le pouvoir de fascination est renforcé par un regard caméra accompagné de la Sonate au Clair de Lune de Beethoven. Dans l’enchaînement des plans, un autre détail frappe : l’inclinaison des deux visages diverge légèrement (à la frontalité du regard d’Ema répond un léger décalage du visage de Carlos, vers le bord gauche), comme pour figurer la dissymétrie de leur future union.
« Je ne suis pas Madame Bovary »
Ce face-à-face illustre bien le trouble régulièrement distillé par les apparitions d’Ema, dont l’être-au-monde paraît dérégler la mise en scène. La plupart des effets – des regards-caméra particulièrement insistants, des multiples plans de miroir où le personnage contemple son reflet, ou encore le choix déconcertant de lui accorder une jeunesse éternelle, alors que tous les autres personnages voient leurs corps marqués par le temps qui passe – viennent accuser la nature illusoire de son image, de telle sorte que son corps s’apparente à un mirage affranchi de la matière du monde. C’est peut-être à cet endroit que le film est au plus près de l’œuvre de Flaubert, en renouant par les moyens propres du cinéma avec la notion de bovarysme – cette fuite de la réalité vers les territoires de l’imagination et de l’illusion. Ema n’est peut-être cependant pas tout à fait assimilable à Emma, ce que pointe un détail qui n’est pas accessoire : au lieu des romans à l’eau de rose qui ont façonné l’imaginaire de l’Emma bovarienne, la jeune Portugaise a lu le roman de Flaubert à plusieurs reprises, et ce dès son plus jeune âge. Par la suite, Pedro Luminares, un membre influent de l’aristocratie locale, la surnommera la « Bovariette », ce qui suscite de sa part une désapprobation et un détournement de la fameuse phrase de Flaubert : « Je ne suis pas Madame Bovary ». Si les deux Em(m)a ont le bovarysme en commun, elles se distinguent par le rapport qu’elles entretiennent à lui : l’une en serait la victime passive, tandis que l’autre conscientise ce penchant et en fait un principe d’opposition à sa triste réalité.
À cet égard, les nombreux miroirs qui jalonnent le parcours d’Ema jouent un rôle décisif. Ils apparaissent à chaque étape décisive de sa vie : l’un lui permet de découvrir le désir qu’elle suscite chez les hommes, un autre apparaît avant ses noces, une autre encore figure dans la scène du bal où elle rencontre Osorio, qui deviendra son premier amant, etc. Ces brefs instants de contemplation la confrontent à son double, comme s’ils reflétaient l’image idéalisée à laquelle elle aspire. Ces points d’étape dessinent alors une trajectoire aux allures de quête spirituelle, voire de Passion christique. En perpétuel mouvement, Ema est guidée par son seul désir, jamais assouvi, mais qu’elle ne fait pas mine de dissimuler. Dès son adolescence, sa seule présence suffit à embraser une réunion mondaine à Noël, doublant les conversations des adultes d’un dialogue purement charnel, porté par les regards entre Ema, le jeune Nelson, et une domestique qui est l’amante de ce dernier. Par la circulation des désirs qu’elle met en œuvre, la jeunesse inquiète le cadre aristocratique et policé du dîner, à l’image de cet étrange mixage sonore venant ponctuellement amplifier les rires et les pas d’enfants qui courent autour de la table. Cette intensité presque érotique finit par produire un court-circuit, au moment où la domestique renverse intentionnellement de la sauce sur Nelson, ce qui provoque un rire tonitruant de la part d’Ema.
Des années plus tard, une telle situation se reproduit : en compagnie de Pedro Dossem et de son mari, Ema fait des avances explicites au premier. L’affirmation du désir s’incarne cette fois-ci dans l’insistance de son regard, redoublé par celui tourné vers la caméra d’un chat qu’elle tient dans ses bras – un animal qui permet par ailleurs d’allégoriser régulièrement son « désir prédateur ». Une nouvelle rupture vient très brusquement interrompre la séquence d’une manière grotesque, lorsque Carlos, exaspéré par le spectacle offert par sa femme, jette le chat sur la caméra. L’affirmation du désir devient une force qui fait vaciller le cadre, d’abord métaphoriquement (cadre social, cadre religieux), puis littéralement. Constamment déçue par ses aventures, qui trahissent toujours l’idéal vers lequel elle tend, Ema se dérobe et fuit, refusant toute assignation (ni épouse, ni mère, ni amante), ce qu’elle résumera dans une confidence à son dernier amant, le jeune Narcisso : « Je ne suis rien. Je suis un état d’âme qui balance ». En dernière instance, le suicide se présente comme la seule voie pour fuir pour de bon la réalité. À l’issue d’un ultime plan où Ema s’habille devant une glace, un travelling arrière vient briser la fixité habituelle du cadre pour figurer la traversée du miroir d’Ema, qui, par sa démarche claudicante, semble déjà flotter à travers les arbres. Elle n’est alors plus qu’une image, celle, inoubliable, laissée dans la mémoire du spectateur ; deux yeux bleus sur quelques notes de Beethoven.