Il paraît normal qu’un homme de 102 ans bien tassés ait quelque pensée pour la mort. Mais même dans le dernier film — en date — de Manoel de Oliveira, celle-ci est tout sauf une finalité de son discours : au contraire, un moyen de rebondir vers un discours sur soi, son art et son rapport au monde — un discours tranquillement lucide, personnel mais s’adressant à tous, échappant à la décrépitude. Pas de doute : L’Étrange Affaire Angélica est l’œuvre d’un vivant qui, où qu’il aille, garde le pied et l’œil aussi alertes que sa canne.
La place du mort
Résumée sommairement et avec un titre pareil, l’histoire aurait plu à Edgar Poe. Isaac, jeune photographe quelque peu étranger à la région du Haut Douro où il occupe une chambre de pension (c’est un juif séfarade arrivé il y a peu), est appelé au beau milieu de la nuit pour immortaliser Angélica, jeune fille de la bourgeoisie catholique qui vient de mourir inopinément. Mais tandis qu’il prépare sa prise de vue sous les regards sévères de ses hôtes, il croit voir la dépouille de cette beauté inerte, étendue sur un fauteuil comme si elle était assoupie, lui adresser un large sourire. Cette vision irréelle, fugace et terriblement désirable ne cessera de le hanter, jusqu’à la folie et la mort. Macabre histoire, semble-t-il. Pourtant, avec son doigté et sa hauteur de vue habituels toujours atteints sans effort apparent, Oliveira a le don de ne jamais s’appesantir sur le premier degré et son potentiel moralisateur (nécrophilie, choc des classes entre l’artiste et les bourgeois), mais au contraire d’adopter la légèreté adéquate pour en faire ressortir les contours les plus discrets, les plus abstraits.
Dans cette « étrange affaire », le mort n’est pas forcément celui qu’on croit. Avant même la découverte d’Angélica, on rencontre un Isaac pas vraiment dans la vie, déjà attaché à des images mortes qui le retiennent à l’écart du monde, d’une certaine façon déjà condamné. Plus tard, comme dans un intermède illusoire, il part photographier des agriculteurs travaillant encore à l’ancienne, dont même son entourage rejette l’existence dans un monde qui n’est plus, ne devrait plus être. Les clichés qu’il en ramène — des portraits en pied aux gros plans sur les bêches en mouvement et les visages grimaçant d’effort — n’ont rien de rassurant, contrastant avec la douceur funèbre du portrait de feu Angélica. Mais sous leur forme de photos suspendues dans la chambre du photographe, vivants menaçants et défunte paisible cohabitent sans effort dans le monde reclus du pensionnaire. Oliveira, et c’est là la précieuse ouverture d’esprit de son cinéma, ne laisse pas trancher entre eux, ne donne pas à préférer la beauté à la rudesse ou, inversement, la vie à la mort — pas plus qu’il ne départage vraiment, au fond, le monde insidieux des images mortes et celui, impitoyable, des vivants qui s’arc-boutent sur leurs certitudes et murmurent dans le dos de l’artiste (quand ce n’est pas un cortège de camions qui vient le sauver bruyamment et provisoirement de sa rêverie). À l’image de cette simple fenêtre de la chambre qui ouvre tantôt sur la réalité extérieure, tantôt sur le fantasme, le cinéaste ménage ainsi une ambivalence lumineuse, ne ressentant même jamais le besoin de mettre l’accent sur l’aspect néfaste de l’un et l’autre des pôles se disputant l’emprise sur le héros. Il pose dès lors un regard aussi épuré d’affects que possible, invitant le spectateur non à l’adhésion ou au rejet, mais à une considération ouverte où celui-ci garde une rare liberté des sentiments.
La place du cinéaste
Oliveira n’est pas pour autant neutre, tout à sa composition de ce portrait d’un artiste déchiré entre une rêverie mortifère et un réel agressif. Il ne limite pas son ambivalence au point de vue qu’il adopte : il l’incruste au sein même de la représentation, par un geste cinématographique qui pose « l’étrange cas » d’Isaac comme une réflexion du sien, comme si le cinéaste — tout cinéaste ? — s’exposait quelque part au même danger d’isolement qu’Isaac. Il faut voir comment, tournant en numérique pour la première fois de sa carrière, il n’hésite pas à en user avec l’ironie de celui qui déjoue les effets de mode, recourant à un effet spécial digne du temps de Méliès (surimpressions en noir et blanc) pour représenter les fantasmes du photographe retrouvant son défunt objet de désir, sur son balcon ou flottant au-dessus du Douro. Il est permis d’y voir une manière malicieuse de suggérer qu’avec toutes ses évolutions techniques et théoriques, le cinéma reste lui aussi, d’une certaine façon, prisonnier des images qu’il a lui-même engendrées dans son passé. Oliveira, en tout cas, le dernier cinéaste vivant à avoir traversé toutes ces évolutions, œuvre dans cet art et cet héritage pesant (pour d’autres) avec une liberté et une acuité toujours surprenantes et précieuses, celles de dépasser les évidences pour évoquer le monde et le regard qu’on y pose.
Remerciements à Mathieu Macheret