« Peut-être n’aurais-je pas dû faire un film comme ça – mais c’est fait. » Ainsi s’excuse Manoel de Oliveira, dans le générique d’ouverture qu’il récite en voix-off, des manières peu orthodoxes dont ses films sont pourtant coutumiers, avec cette humilité et cette acceptation de l’incertitude qui auront guidé sa vie et son œuvre tout entiers. Reconnaître ces traits de caractère est ici d’autant plus remarquable que Visite ou Mémoires et Confessions a été réalisé dans des circonstances pour le moins troublées. En 1982, le cinéaste criblé de dettes dut vendre la maison où lui, sa femme Maria Isabel et leur descendance avaient vécu pendant plus de quarante ans. Avant de vider les lieux, il y tourna ce film, hommage à la demeure mais aussi occasion de se livrer lui-même, extensivement, comme un dépôt de mémoire pour la postérité, qu’il fit d’ailleurs conserver à l’abri des regards du public jusqu’à sa mort en 2015. Étonnant film-testament, donc, couché sur la pellicule alors qu’il restait à l’auteur plus de trente ans à vivre et à filmer, et qui nous laisse nous interroger sur ses motivations exactes : sentiment de perte dû à la séparation de la maison, prudence vis-à-vis d’une mort à l’imminence imprévisible (l’homme avait déjà 74 ans), ou plus sereinement confiance dans la permanence à travers les années de la validité de ces traces, de ces témoignages, de ces affirmations ?
La maison aux esprits
Quant au « comme ça » dont Oliveira s’excuse, on suppose qu’il s’agit de son choix de faire de cette vénérable demeure le décor de deux récits alternés (dont on imagine qu’ils devraient s’intituler Visite et Mémoires et Confessions), et de ne pas trancher entre eux deux. Dans le premier récit, une caméra subjective hante les recoins de la maison vide, en capte les reliefs, les décorations et les ombres. Les voix off d’un couple de visiteurs (joués par Diogo Dória et Teresa Madruga, deux familiers d’Oliveira) émettent des commentaires empreints de sagesse littéraire (les dialogues sont le fruit de l’écrivain Agustina Bessa-Luís), quelque peu hors du temps présent, tâchant d’occuper l’inertie de la demeure déserte résonnant des pas de l’opérateur de la caméra sur le plancher. Dans l’autre récit, la maison n’est plus si vide ni le filmeur si vagabond : Oliveira lui-même apparaît, et expose face caméra (avec photos et films d’archive à l’appui) des pans de lui-même – son histoire, celle de sa famille, les usines familiales, sa vision de la vie et du cinéma, son amour pour son épouse Maria Isabel à qui il donne brièvement la parole (d’autre part, on sourira au lapsus qu’il commet en voulant désigner leur fille prénommée Isabel Maria !)… Double récit embrassé par un désir ardent de cinéma (même en ces temps difficiles), évocation conjointe d’une maison délaissée, comme morte, et de la même chargée d’histoire et théâtre de plusieurs vies. Et de cette somme, une possibilité de nouveau récit se crée en filigrane. La « visite » et les « mémoires et confessions » habitant les mêmes lieux sans vraiment se rencontrer (bien que les visiteurs croient parfois entendre des bruits…), leur parallélisme intrigue. Les transitions entre les récits accentuent le trouble, à commencer par la première : tandis que les visiteurs parlent encore et croient entendre quelqu’un, Oliveira apparaît, tapant à la machine. Le cinéaste serait-il un fantôme hantant la maison abandonnée ? Ou alors serait-ce ces visiteurs invisibles ? À moins qu’ils ne soient des produits de l’art du cinéaste saisi à ce moment au travail ? Ces hypothèses, ni formulées ni éclaircies, contribuent au champ des possibles que le film, même quand il touche à une matière réelle et personnelle, se voue à ouvrir.
Un homme de cinéma
Car il ne s’agit pas seulement de retranscrire une situation présente, mais aussi de créer. Oliveira le professe : « Je suis et j’ai toujours été un homme de cinéma. », et plus loin, cet apparent paradoxe : « La fiction est la véritable réalité du cinéma. » On vient de le voir à l’œuvre, n’hésitant pas à reconstituer certaines parties de ses souvenirs (ses démêlés avec la dictature salazariste) par des scènes de fiction, comme si ces scènes devaient à tout prix être filmées. Visite ou Mémoires et Confessions a beau être voué au témoignage, à la trace laissée avant une possible disparition, il manifeste, irrésistiblement et par-dessus tout, le désir de parler le langage du cinéma – d’un cinéma pur, sans souci des jugements selon les genres et les modes. D’un cinéma qui jouit même de sa quasi-clandestinité, pratiqué en un lien bientôt interdit que l’on quittera dans la nuit, en toute discrétion. « Et… je m’éclipse ! » Sur ces derniers mots, Oliveira s’exécute, mais la bobine de ses souvenirs continue de tourner. Et en découvrant ce testament écrit par avance et où l’on trouve quelque chose de prophétique (dans la permanence des idées, par exemple), on se dit que, le maître parti pour de bon, le cinéma ne tourne définitivement plus de la même façon.