Concernant Manoel de Oliveira, les récentes chroniques nécrologiques rappellent comme il se doit la longévité surprenante de sa carrière, qui aurait recouvert près « d’un siècle de cinéma ». Ce n’est pas tout à fait exact cependant. La vie du plus grand des réalisateurs portugais est l’un de ces miracles qui parsèment l’Histoire du cinéma. Révélé au monde avec Aniki Bobo en 1942, qui préfigure l’arrivée du néo-réalisme italien, Oliveira est contraint de mettre entre parenthèses son activité de réalisateur pour cause de régime fasciste qui annihile toute possibilité d’industrie cinématographique au Portugal. Issu de la bourgeoisie catholique de Porto, il reprend l’affaire familiale, s’autorisant çà et là quelques courts-métrages et documentaires auto-produits et modestes, signes d’une vocation artistique jamais oubliée mais qui ne pourra pleinement reprendre que bien plus tard après la fin de Salazar, dans les années 1970. C’est en cela que le parcours d’Oliveira est unique : il n’est pas un vétéran qui a pu prolonger sa carrière sur une durée exceptionnellement longue, mais un réalisateur débutant frustré à qui la providence a offert une seconde chance tardive, chance qu’il a saisie et honorée à bras le corps, pouvant enfin se décharger d’une rétention créative contenue depuis trois décennies.
À quoi aurait ressemblé l’œuvre du réalisateur s’il avait pu la poursuivre dans la continuité d’Aniki Bobo ? Impossible de le savoir, mais il est fort probable que la force de son cinéma s’y serait exprimée autrement et peut-être épuisée plus rapidement. Cas singulier dans l’histoire du cinéma, à 70 ans passés Oliveira était un « jeune » cinéaste qui a pu, dès lors, exercer son métier pendant 35 ans. Sans doute l’idée pesante que tout cela pouvait lui être ôté à nouveau, que cette nouvelle vie puisse s’arrêter abruptement, a guidé sa façon de faire des films, abordant chacun d’entre eux à la fois comme le premier et le dernier. On retrouve là la mentalité de l’artisan : orfèvre et éternel apprenti, dévoué à son ouvrage mais jamais réfractaire à la découverte et la nouveauté. Rares sont les cinéastes dont le travail n’a pas été racorni par des années de méthode et de professionnalisation (choses qui arrivent de plus en plus tôt de nos jours). Pour Oliveira, c’est son goût du voyage qui l’a préservé : il a exploré le cinéma comme on explore un pays, en le visitant, en l’observant de près, de loin, en y passant, en s’y arrêtant, en tentant de comprendre son histoire sans jamais se l’approprier, toujours en retrait mais sans effacer sa présence. C’est pourquoi ses expérimentations ne sont jamais racoleuses, et ses audaces formelles jamais prétentieuses, ce sont les possibilités du cinéma qui l’intéressent, pas son domptage.
Voyager, c’est aussi relier un point A à un point B. De part et d’autre des films d’Oliveira, se trouvent des pôles qui exercent chacun leur tour leur attraction magnétique. D’où une oscillation constante qui parcourt tout son œuvre, qui trace le lien entre le désir et la passion (Francisca), l’amour et la frustration (Amour de perdition), les sentiments bourgeois et la représentation sociale (Singularités d’une jeune fille blonde), le théâtre et le cinéma (Mon cas), le cinéma et la parole (Je rentre à la maison), la langue et le monde (Un film parlé), le monde et le Portugal (Voyage au début du monde), le Portugal et son Histoire (Non, ou la vaine gloire de commander), lui-même et Buñuel (Belle toujours), etc. Cette oscillation est sans fin, dans le sens où le lien se fait sans conclusion, sans morale, sans but puisque le cinéma d’Oliveira n’est régi que par un seul principe, celui de l’incertitude, cette étrangeté qui chamboule tout repère pour le spectateur et toute facilité pour le réalisateur. Et de l’incertitude vient l’indéfinissable, ce qui rend ses films souvent difficiles à cerner, et son cinéma peu aimable, puisqu’il ne livre aucune clé, ne conforte jamais le public dans ses croyances, prend toujours le cinéphile à revers (combien de fois lui a‑t-on reproché sottement de faire du théâtre filmé ?). Comme tout grand artiste reconnu, Manoel de Oliveira était respecté, et peut-être même admiré, mais peu aimé (voire méprisé), ses films étaient accueillis avec froideur, distance et incompréhension (puisque ils ne sont pas là pour être « compris », mais seulement entendus). On n’aime que ce qui est rassurant. Son cinéma ne l’était pas. Pas du tout même. Et avec les années, les films de ce réalisateur qui a été hanté par l’étreinte de la mort plus longtemps que tout autre, sont devenus de plus en plus inquiétants, teintés de l’angoisse propre à ceux qui savent qu’ils vivent en sursis, et qu’il n’y a pas d’apaisement possible avant la mort.
L’angoisse, on la retrouve dans l’idée obsessionnelle de rémanence, cet instant imprécis où l’immatériel s’offre à la perception mais n’existe déjà plus – ce qui pourrait être une définition du cinéma. C’est cette persistance à être là sans l’être, ce lien indicible entre paraître et disparaître, entre la vie et la mort, qu’a tenté de filmer Oliveira, peuplant son œuvre de personnages fantomatiques et de spectres. C’est ce qui a ancré son cinéma dans le présent, même après le passage au XXIe siècle, et après que lui-même ait passé le cap des cent ans, survivant jusqu’à une époque à laquelle il n’appartenait plus (mais vers laquelle il tisse un lien), tel un fantôme. Et c’est pourquoi il n’a pas été dépassé par son temps, au contraire, car à des questions désuètes (propres au romanesque portugais), il a répondu de la plus moderne des façons, par des enjeux de cinéma inédits et indifférents aux codes esthétiques en vigueur. Il n’est pas un auteur, dans le sens où on l’entend actuellement (une personnalité qui se constitue sur le dos du film) mais un cinéaste, soit un artiste dont chacun des films a été une proposition de ce qu’aurait pu et pourrait encore être le cinéma. Un homme totalement libre en somme. Des cinéastes, aujourd’hui, il n’en reste plus beaucoup ; l’un des plus importants s’est éteint le 2 avril dernier. Mais son œuvre subsiste par la rémanence en s’inscrivant dans la constellation cinématographique, tel un astre à part qui s’est consumé selon ses propres lois physiques. En l’observant dorénavant briller du feu de son extinction, on ne pensera pas que le cinéma était meilleur avant. Mais on songera à quoi il aurait pu ressembler aujourd’hui…