Une balle de tennis passe et repasse au dessus d’un filet. On ne voit pas les joueurs : seul ce va-et-vient incessant intéresse la caméra. Pause. L’image s’est arrêtée sur la balle, en équilibre précaire sur le rebord du filet. Une voix off s’interroge : de quel côté va-t-elle tomber ? Notre destin peut-il se résumer à ça ? La victoire ou l’échec dépendent-ils simplement du hasard, aussi injuste et absurde soit-il ?
L’accent de la voix est parfaitement british. Nous sommes à Londres et pourtant, il s’agit bel et bien du nouveau film de Woody Allen. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour lui ça veut dire beaucoup : grand spécialiste des névroses de ses contemporains new-yorkais, Allen n’a pratiquement jamais filmé autre chose que la Grosse Pomme, hormis une escapade en 1996 à Paris et Venise pour l’irrésistible comédie musicale Tout le monde dit I Love You. C’est d’ailleurs à peu près à cette date que remonte son dernier vrai bon film, le dense et pessimiste Harry dans tous ses états, en 1997. Depuis, malgré l’extrême régularité de ses livraisons (un film par an), Woody semblait usé, en panne sèche d’inspiration, en pleine auto-caricature.
Visiblement, l’air frais de Londres a fait du bien au réalisateur américain. Car Match Point est un extraordinaire retour en forme de Woody Allen, renouant avec l’austère splendeur de ses plus beaux films dramatiques (Intérieurs, September, Une autre femme et surtout, Crimes et délits) sans les références à Bergman qui les réduisaient parfois au simple hommage de l’élève au maître. On retrouve bien entendu dans Match Point ce qui fait la singularité du cinéma d’Allen : un scénario très écrit dans lequel les personnages sont à la fois hors du temps et pourtant extrêmement contemporains (il faut saluer ici le flair du cinéaste quant à son casting), des références littéraires (ici, Crime et châtiment de Dostoïevski) et une mise en scène qui pose l’environnement urbain comme partie intégrante de l’action et de la psychologie des protagonistes (le Londres des quartiers chics, filmé comme jamais). Mais cette fois, Woody Allen met ses talents de scénariste au profit d’un portrait sans concession de la haute bourgeoisie londonienne, ses perversités et son hypocrisie, qui vont pousser le jeune héros aux pires extrémités. On a connu Allen drôle, caustique, ironique. On le découvre ici (et c’est là la grande surprise) fin analyste de la décadence d’une société et capable d’une noirceur, d’une cruauté qu’on pouvait deviner dans quelques-uns de ses précédents films sans en mesurer la portée.
Match Point narre l’histoire de Chris Wilton (Jonathan Rhys Meyers), jeune et beau professeur de tennis sans le sou qui se lie d’amitié avec le riche Tom Hewett (Matthew Goode). Très vite, Chris entame une liaison avec la sœur de Tom, Chloe (Emily Mortimer) et est embauché dans l’entreprise familiale. Soirées à l’opéra, loft luxueux, voiture avec chauffeur… Une ascension sociale sans accroc, si ce n’est l’obsession croissante de Chris pour Nola (Scarlett Johansson), la petite amie américaine de Tom… Woody Allen, dont on connaît la faiblesse pour les jolies jeunes femmes, est clairement très inspiré par l’héroïne de Lost in Translation. Sa première apparition à l’écran est un moment fort du film : on la découvre à travers le regard subjugué de Chris avant de l’entendre (avec cette voix grave et cassée, si cinégénique) et de la découvrir, magnifique et troublante, en train d’allumer une cigarette comme aucune actrice n’a réussit à le faire à l’écran depuis Bacall. Son rôle, à la fois secondaire et central, est l’un des plus marquants des nombreux personnages féminins qu’Allen a écrits dans sa carrière. Et pour cause : ce qui surprend chez Nola, c’est le glissement progressif du statut de femme fatale à celui de victime de la folie des hommes, une nouveauté chez un cinéaste habitué à donner à ses actrices des rôles de femmes indépendantes et beaucoup plus malignes que leurs compères masculins. Si l’on retrouve une structure narrative très identique à celle de Crimes et délits, elle est ici amplifiée par un commentaire social inédit chez Allen : Nora est le grain de poussière d’une machine trop impeccablement huilée pour être enrayée, celle de la bourgeoisie et de ses privilèges. Au départ simple accessoire de Tom, qui s’en sert comme un adolescent arbore un tatouage ou un piercing devant ses parents pour signifier sa rébellion, elle attise la convoitise de Chris qui trouve en elle ce qu’il lui reste d’humanité et de liberté. Match Point n’est autre que la prise de conscience, terriblement pessimiste, que le capitalisme a définitivement anéanti tout rêve, aussi utopique soit-il, d’égalité des classes.
Allen dessine un parallèle intéressant entre deux générations, celle de la haute société qui tire ses richesses des ressources familiales et celle qui ne doit sa fortune qu’à sa capacité à avoir su se trouver au bon endroit au bon moment. La monstruosité de l’évolution du personnage de Chris (un Jonathan Rhys Meyers parfait d’innocence, de charme et de perversité) ne se mesure qu’à l’aune des règles qui lui sont imposées dès le départ : pour lui plus que pour n’importe qui d’autre, rien n’est acquis. Nora a beau être la plus belle richesse de toutes celles que le jeune homme aura réussi à acquérir, il devra faire le choix de s’en séparer s’il ne veut pas perdre ce qui à ses yeux constitue la plus grande des valeurs : l’illusion du bonheur parfait et de la réussite sociale.
La mise en scène, d’une grande sobriété, épouse le propos : le réalisateur multiplie les plans d’un Londres sublime de carte postale, figé dans ses valeurs et ses traditions. De la baie vitrée de leur superbe loft, Chris et Chloe contemplent cette ville-musée comme à travers les vitres épaisses d’un aquarium, protégés d’un monde extérieur dont ils semblent oublier les turpitudes et les dangers. Pour Chloe, qui n’a jamais rien connu d’autre, tout paraît normal. Chris, lui, doit prétendre que le monde d’où il vient lui est désormais étranger. À la fin du film, imperméable aux horreurs qu’il a commises, il retourne à sa nouvelle vie, le dos tourné à cette ville qui reste le témoin silencieux de ses crimes, bien au chaud dans le cocon de sa nouvelle famille et de son château de verre. À 70 ans, Woody Allen réussit une œuvre d’une extraordinaire acuité, forte d’une culture littéraire et cinématographique parfaitement assimilée et d’une modernité surprenante de la part du sémillant metteur en scène. Surtout, il signe avec Match Point le chef-d’œuvre inattendu d’une carrière qui comptait déjà de beaux sommets. Un superbe retour en grâce.