Quand sort un film d’Assayas, on ne sait jamais trop à quoi s’attendre, quelle forme le cinéaste expérimentera et s’il le fera ou non avec bonheur. Après une trilogie interrogeant la société internationalisée, Clean, Demonlover et Boarding Gate, il revient avec L’Heure d’été au cinéma intimiste du gracieux Fin août, début septembre. Le film fait partie d’une série de commandes initiée par le musée d’Orsay, au même titre que Le Voyage du ballon rouge de Hou Hsiao Hsien et les prochains films de Jim Jarmusch et Raoul Ruiz. Concentré sur une famille, une maison familiale et un problème à résoudre (la gestion, par les trois enfants, de la collection d’œuvres d’art qu’ils héritent de leur mère), il se prête à mettre en scène la complexité de ce qui habite les personnages et de leurs relations, ce qu’Assayas a ailleurs réussi. Il retrouve le chef opérateur Éric Gautier, qui avait signé l’image de Clean et Irma Vep et on s’attendait à ce que la fluidité des mouvements de caméra soit au service d’une attention à la subtilité des émotions. Or on ne retrouve pas ici la finesse de certains des précédents opus du cinéaste. Le souffle espéré et qu’il tente visiblement d’insuffler fait défaut, comme si les objets, omniprésents, contaminaient les personnages de leur réification.
Ce qui fait parfois la force du cinéma d’Assayas, c’est lorsque le personnage est un mixte entre le rôle et la personnalité de l’acteur, lorsque le récit laisse une place pour qu’émane de façon imprévisible la complexité de son intériorité. Dans L’Heure d’été, focalisé sur quelques êtres enfermés dans un seul lieu, on s’attendait à ce que les acteurs-personnages aient un tel espace où se donner. Le casting était aussi de bon augure : Juliette Binoche (qu’Assayas fait jouer pour la première fois après l’avoir désirée pour Désordre et Les Destinées sentimentales) est Adrienne, la fille de la famille, designer vivant à New York. L’aîné, Frédéric, est interprété par Charles Berling, que le cinéaste retrouve pour la troisième fois (après Les Destinées sentimentales et Demonlover). Il est économiste, père de famille, et le seul des trois enfants à être resté vivre à Paris. Son frère Jérémie (Jérémie Renier), chef d’entreprise et père également, vient de s’établir à Shanghai. Leur mère, c’est Édith Scob, qui meurt dès la deuxième séquence. Ces acteurs, dirigés par un cinéaste à l’écoute de leurs propositions, auraient pu densifier leurs rôles, complexifier par leur incarnation ce qui était prévu dans le scénario. Mais ils semblent interpréter leurs personnages avec docilité, sans rien y rajouter, les seconds rôles (les femmes de Frédéric et de Jérémie) manquant en outre également d’épaisseur. À l’exception de très rares moments (un plan sur la douleur d’Adrienne après la mort de sa mère, un fou rire collectif lorsqu’elle apprend à ses frères qu’elle va se marier) où le film est brièvement emporté par une spontanéité, il ne respire pas, tout est trop plein.
Trop plein de paroles d’abord. Relations familiales, deuil, héritage, transmission, rapport entre générations, se prêtent bien à mettre en scène les non-dits et les contradictions des individus. Or ici les personnages explicitent ce qu’ils ressentent. La mère, son attachement pour les objets d’art et pour son oncle qui les lui a légués, le décalage qui subsiste entre elle et ses enfants. Ces derniers, toute la gamme des émotions qu’ils traversent pendant le deuil. Ils disent et répètent ce que l’on a envie de simplement deviner et ressentir à la vue de leurs regards, gestes, déplacements… En prenant en charge d’exprimer les ressentis, ces dialogues abondants les simplifient, comblent un espace que nous aurions aimé être libres d’investir seuls. On cherche en vain une place qui nous serait réservée, tout étant saturé de sens.
Trop plein d’objets aussi. La gestion de l’héritage prend toute la place. Dès la réunion de famille qui ouvre le film, la mère fait maintes fois allusion à sa future mort, et dans une scène laborieuse fait à son fils aîné l’inventaire des objets d’art, peintures, vases, meubles, vaisselles… dont il faudra gérer le devenir. L’énergie pressentie de cette première séquence est d’emblée annihilée par la lourdeur de la prémonition de la mort et du problème concret qu’elle posera. Les trois enfants parlent ensuite presque uniquement du patrimoine, de ce qu’il faut en faire. Ce problème reste matériel et n’est que peu dépassé par des enjeux humains. En réagissant conformément à leurs intérêts pragmatiques respectifs, conditionnés par leur profession, les personnages ôtent à l’histoire ce qu’elle pourrait avoir d’équivoque et de complexe. Adrienne et Jérémie, expatriés à l’autre bout du monde, veulent vendre, ne pas s’encombrer des choses et d’une maison dans laquelle ils ne prendront désormais plus le temps de venir. Frédéric au contraire préférerait conserver le lieu familial qui le rattache à sa lignée. Il cède rapidement à la demande des autres, et nous le suivons dans les démarches pratiques qu’il entreprend pour vendre et céder au musée d’Orsay la collection. Les personnages n’évoluent pas, leurs relations sont données dès la première séquence et restent les mêmes jusqu’à la fin. Seule l’histoire des objets avance, et est étrangement plus vivante que celle des êtres. Envahissant l’attention autant que la maison, ces objets laissent peu de place pour autre chose, ne permettent pas aux personnages de prendre vie mais les entraînent avec eux dans leur inertie. L’affiche du film présage un mouvement désordonné, imparfait et vivant : tout semble au contraire contrôlé, trop lisse.
Ce qu’Assayas réussit peut-être le mieux est d’évoquer, par la relation que chacun des personnages entretient avec le patrimoine, l’état du monde moderne. Décor principal, la maison familiale est aussi imaginairement ouverte vers l’ailleurs, le monde de l’art design de New York où vit Adrienne, le monde de l’industrie délocalisée à Shanghai où s’installe le chef d’entreprise à la carrière ascendante, Jérémie. Contrastant avec le monde reclus de la mère, tournée vers un passé fossilisé, et celui de Frédéric, limité à Paris et la banlieue, ces ailleurs mettent en rapport l’ancien et le moderne, l’attachement aux valeurs familiales et la mobilité des êtres. Et interrogent le statut de l’individu dans le monde moderne : faut-il s’intégrer au mouvement général, à l’abolition des frontières, garant de dynamisme mais de matérialisme ? Profiter de l’argent de l’héritage pour construire quelque chose de neuf ? Ou rester fidèle au patrimoine et aux valeurs, quitte à s’y engluer ?
Une fois le sort des objets réglé, les adultes disparaissent, comme si la gestion de l’héritage était leur seule raison d’être. Ils laissent place aux jeunes, la dernière séquence étant consacrée aux amis adolescents de la fille de Frédéric, réunis pour un week-end festif dans la demeure familiale. Alors seulement on se remet à respirer. La musique, quasi absente auparavant, revient insuffler la vitalité et la sensualité de certains des précédents films d’Assayas. On retrouve aussi une caméra à l’épaule qui suit les mouvements des corps en plan séquence. La nature et la lumière estivale se substituent aux intérieurs sombres dans lesquels trônaient les objets. De l’air enfin ? Des personnages qui vont de l’avant, investissent l’espace au lieu de rester enfermés, se donnent par leur corporéité sans nous imposer du sens par le langage ? Bref espoir, auquel la fille de Frédéric met rapidement fin par une réplique explicitant sa nostalgie d’avoir perdu sa grand-mère. On avait compris, on aurait préféré s’en tenir à la résultante de cette donne sur le comportement. En faisant répéter une fois de plus cette évidence, le cinéaste nous laisse définitivement à distance de son film, qui ne nous réserve aucun espace à investir. Dommage.